jeudi 23 décembre 2010

Le lièvre de Patagonie

Je quitte ce livre de Claude Lanzmann étrangement émerveillé et épuisé par tant de souvenirs, tant de vies de l'auteur (Résistant, philosophe, journaliste, cinéaste, compagnon de Simone de Beauvoir, etc.), tant d'engagement (Directeur de la revue Les Temps Modernes, entre autres). Épuisé, ai-je dit, par des paragraphes longs et même étouffants qui succèdent à des paragraphes épais, denses, lourds, comme des vagues impétueuses d'une mer qui n'en finit pas d'être déchainée. Je me suis à quelques reprises surpris à chercher à simplifier ces puissants paragraphes et puis, rien, pas une phrase, pas un mot à supprimer sans risquer de dénaturer une telle richesse. Ce n'est pas étonnant que son film culte, Shoah, dure 9 heures 30 et qu'il ait fallu 15 ans à l'auteur pour le réaliser. Bref, Le lièvre de Patagonie est un livre peut-être victime d'overdose mais j'en suis ressorti ébloui.

Je ne vais pas, je ne peux pas, extraire un passage plus qu'un autre, je me contente du dernier paragraphe qui explique, à la 757ème et dernière page, le titre du livre et ce, dans le style habituel de l'auteur.

Avec la peine capitale, l'incarnation - mais y a-t-il contradiction? - aura été la grande affaire de ma vie. Même si je sais voir, même si je suis doué d'une rare mémoire visuelle, le spectacle du monde ou le monde comme spectacle renvoie toujours pour moi à une dissociation appauvrissante, à une séparation abstraite qui interdisent l'étonnement, l'enthousiasme, déréalisent à la fois l'objet et le sujet. A vingt ans, je l'ai dit dans ce livre, Milan n'est devenue vraie que lorsque, traversant la piazza del Duomo, je me suis mis à réciter pour moi-même à voix haute les premières lignes de la Chartreuse de Parme. C'est un exemple parmi des milliers. Il y a eu, à Treblinka, l'ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d'un nom et d'un lieu, la découverte d'un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s'était passé... Les lièvres, j'y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d'extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l'homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l'animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d'El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l'évidence que j'étais en Patagonie, qu'à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C'est cela, l'incarnation. J'avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d'une joie sauvage, comme à vingt ans.

samedi 18 décembre 2010

Vivre, c'est un art

Giovanni, héros du roman, fait la connaissance d'Ibrahim, lequel l'emmène rencontrer un vieux maître soufi...

Le soufi regarda Giovanni dans les yeux.
- Sais-tu quelle est notre plus grande peur ?
Giovanni fut surpris par cette question. Il réfléchit quelques instants.
- La peur de mourir, me semble-t-il.
Le vieillard demeura silencieux avant de poursuivre d'une voix à la fois légère et assurée.
- J'ai longtemps cru cela. Et puis, au fil des années, une évidence m'est apparue. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n'est pas de la mort que nous avons le plus peur... mais de la vie!
- De la vie ! sursauta Ibrahim interloqué. Aussi douloureuse puisse-t-elle être, la vie n'est-elle pas notre bien le plus précieux? Nous nous y accrochons tous avec ferveur.
-Oui, nous nous y accrochons, mais nous ne la vivons pas. Ou plutôt, nous nous cramponnons à l'existence. Or exister est un fait. Mais vivre, c'est un art.
- Que voulez-vous dire ? demanda Giovanni.
- Cette chose très simple : sans nous demander notre avis, Dieu nous a créés, il nous a donné l'Être. Donc nous existons. C'est un fait et nous n'y pouvons rien. Maintenant il nous faut vivre. Et là, nous sommes concernés, car nous sommes appelés à devenir les auteurs de notre vie. Telle une œuvre d'art, nous devons tout d'abord la vouloir, puis l'imaginer, la penser, enfin la réaliser, la modeler, la sculpter et cela à travers tous les événements, heureux ou malheureux, qui surviennent sans que nous y puissions rien. On apprend à vivre, comme on apprend à philosopher ou à faire la cuisine. Et le meilleur éducateur de la vie, c'est la vie elle-même et l'expérience qu'on peut en retirer.
- Je comprends cela. Mais en quoi avons-nous peur de la vie?
- Nous avons peur de nous ouvrir pleinement à la vie, d'accueillir son flot impétueux. Nous préférons contrôler nos existences en menant une vie étroite, balisée, avec le moins de surprises possible. Cela est tout aussi vrai dans les humbles demeures que dans les palais! L'être humain a peur de la vie et il est surtout en quête de la sécurité de l'existence. Il cherche, tout compte fait, davantage à survivre qu'à vivre. Or, survivre, c'est exister sans vivre... et c'est déjà mourir.

Frédéric Lenoir
L'Oracle della Luna

Étrange et passionnant roman d'un auteur plus connu comme philosophe, sociologue et historien des religions.
 

vendredi 10 décembre 2010

Im Abendrot

Je ne connais malheureusement pas le nom de l'orchestre et, de peur de me tromper, je préfère dire que je ne connais pas non plus le nom du chef (je crois néanmoins reconnaître Christoph Eschenbach), cet Im Abendrot, le quatrième des quatre derniers lieder de Richard Strauss, chante dans ma tête et mon cœur depuis bien longtemps. Je le livre simplement pour vous inviter à partager une grande émotion musicale. Renée Fleming, une des voix d'or du bel canto, livre ici une partition empreinte de sérénité.

mardi 7 décembre 2010

Je prendrai

Je prendrai
Dans les yeux d'un ami
Ce qu'il y a de plus chaud, de plus beau
Et de plus tendre aussi
Qu'on ne voit que deux ou trois fois
Durant toute une vie
Et qui fait que cet ami est notre ami

Je prendrai
Un nuage de ma jeunesse
Qui passait rond et blanc
Par-dessus ma tête et souvent
Et qui aux jours de faiblesse
Ressemblait à ma mère
Et aux jours de colère à un lion
Un beau nuage douillet et rond et confortable

Je prendrai
Ce ruisseau clair et frêle d'avril
Qui disparaît aux premiers froids
Qui disparaît tout l'hiver
Et coule alors paraît-il sur la table des Noces de Cana

Je prendrai
Ma lampe la meilleure
Pas celle qui éclaire
Non celle qui illumine
Et rend joli et appelle de loin

Je prendrai
Un lit un grand le mien
Et qui sait ce que c'est qu'un homme
Et son chagrin
Un grand lit d'être humain

Je prendrai tout cela
Et puis je bâtirai
Je bâtirai et j'appellerai les gens
Qui passeront dans la rue
Et je leur montrerai
Ma crèche de Noël.

Jacques Brel
Texte (sans musique) de 1964

vendredi 26 novembre 2010

Avare

M’alléger
me dépouiller

réduire mon bagage à l’essentiel

Abandonnant ma longue traîne de plumes
de plumage
de plumetis et de duvets

devenir oiseau avare
ivre du seul vol de ses ailes


Michel Leiris
Haut Mal, suivi de Autres lancers


********
 
Que la table sur laquelle s'ouvre ton cahier
devienne l'esquif de planches
mû par une voile où le vent souffle !

Que ta chaise et son quadrangle de pieds
t'unissent aux points cardinaux,
au lieu de n'être que la sellette
qui t'isole quand tu y as pris place.

Que la lampe qui t'éclaire
t'apprenne à ne plus être un feu avare.


Michel Leiris
Le ruban au cou d'Olympia

mardi 2 novembre 2010

L'âme précieuse

On ne cache pas un objet de grande valeur dans un vase trop visible,
les trésors sont cachés dans des cruches sans apparence.
Ainsi en est-il de l'âme, elle est précieuse
et elle s'incarne dans une matière périssable.

Extrait de L'Évangile de Philippe
Texte apocryphe écrit en copte, traduit par Jean-Yves Leloup

mercredi 27 octobre 2010

Légèreté

Je n'écris pas avec de l'encre. J'écris avec ma légèreté. Je ne sais pas si je me fais bien entendre: l'encre, je l'achète. Mais la légèreté, il n'y a pas de magasin pour ça. Elle vient ou ne vient pas, c'est selon. Et quand elle ne vient pas, elle est quand même là. Vous comprenez? La légèreté, elle est partout, dans l'insolente fraîcheur des nuits d'été, sur les ailes d'un livre abandonné au bas d'un lit, dans la rumeur des cloches de monastère à l'heure des offices, une rumeur enfantine et vibrante, dans un prénom mille et mille fois murmuré comme on mâche un brin d'herbe, dans la fée d'une lumière au détour d'un virage sur les routes serpentines du Jura, dans la pauvreté tâtonnante des sonates de Schubert, dans la cérémonie de fermer les volets sur le soir, dans la fine touche de bleu, bleu pâle, bleu-violet sur les paupières d'un nouveau-né, dans la douceur d'ouvrir une lettre attendue, en différant une seconde l'instant de la lire, dans le bruit des châtaignes explosant sur le sol et dans la maladresse d'un chien glissant sur un étang gelé, j'arrête là, la légèreté, vous voyez bien, elle est partout donnée. Et si en même temps elle est rare, d'une rareté incroyable, c'est qu'il nous manque l'art de recevoir, simplement recevoir ce qui nous est partout donné.

Christian Bobin
La folle allure

Je découvre ce livre plus de quinze ans après sa parution. Je découvre, toujours avec appétit d'apprendre et soif de lire, les livres de Christian Bobin, même si je dois à ma vérité de dire que parfois, au détour d'un paragraphe ou entre deux pages, je sens la crispation d'un léger énervement envers ce qui me paraît être des sentences systématiques. Mais je pardonne vite à cet auteur avec qui je partage Mozart et Rimbaud...

Tous les enfants ne sont pas Mozart, mais Mozart est toute l'enfance: une manière de danser sur l'eau, une façon de dormir sur l'abîme. Tous les enfants ne sont pas Rimbaud, mais Rimbaud est toute l'enfance: un goût innocent de la ruse, une joie des ritournelles et des pierres brillantes.

La folle allure

mardi 5 octobre 2010

Enivrez-vous d'étreintes

Jardin fermé, ma soeur-fiancée, onde fermée, source scellée!
Tes effluves, un paradis de grenades,
avec le fruit des succulences, hennés avec nards;
nard, safran, canne et cinnamome avec tous les bois d'oliban;
myrrhe, aloès, avec toutes les têtes d'aromates!
Sources des jardins, puits, eaux vives, liquides du Lebanôn!
Eveille-toi, aquilon! Viens, simoun, gonfle mon jardin!
Que ses aromates ruissellent!
Mon amant est venu dans son jardin; il mange le fruit de ses succulences.

Je viens dans mon jardin, ma soeur-fiancée,
j'égrappe ma myrrhe avec mon aromate,
je mange mon rayon avec mon miel, je bois mon vin avec du lait.
Mangez, compagnons, buvez, enivrez-vous d'étreintes!

Extrait du Cantique des Cantiques (Poème des Poèmes)
La Bible, traduite par André Chouraqui

jeudi 30 septembre 2010

Pie Jesu (Fauré)

Le temps du Pie Jesu du Requiem de Lloyd Webber (voir mon message du jeudi 22 avril 2010), écouté avec ferveur et émotion dans mon entourage associatif, approche. Je voudrais lui faire écho en présentant un autre Pie Jesu, celui du remarquable Requiem de Gabriel Fauré, que j'écoute souvent et toujours avec la même émotion. En fait, je suis très touché par l'ensemble du Requiem de Fauré alors que je le suis beaucoup moins par le Requiem de Lloyd Webber, sauf son Pie Jesu.
La version du Requiem de Fauré que j'ai trouvée dans YouTube n'est pas transcendante (je trouve qu'elle manque un poil de ferveur), mais c'est la plus présentable des différentes versions que j'ai entendues (je cite notamment sur Dailymotion une version dirigée par Emmanuel Krivine, que le monde musical lyonnais connaît bien).
Je ne connaissais pas la soprano Rosa Elvira Sierra, j'avais entendu parler du chef Zuohuang Chen. Les découvrir par ce Requiem est une bonne occasion.

lundi 27 septembre 2010

L'enfant éternel

On ne fait rien en marchant, rien que marcher. Mais de n'avoir rien à faire que marcher permet de retrouver le pur sentiment d'être, de redécouvrir la simple joie d'exister, celle qui fait toute l'enfance. Ainsi la marche, en nous délestant, en nous arrachant à l'obsession du faire, nous permet d'à nouveau rencontrer cette éternité enfantine. Je veux dire que marcher, c'est un jeu d'enfant. S'émerveiller du jour qu'il fait, de l'éclat du soleil, de la grandeur des arbres, du bleu du ciel. Je n'ai besoin pour cela d'aucune expérience, d'aucune compétence. C'est précisément pourquoi il convient de se méfier de ceux qui marchent trop et trop loin: ils ont déjà tout vu et ne font que des comparaisons. L'enfant éternel, c'est celui qui n'a jamais rien vu d'aussi beau, parce qu'il ne compare pas. Quand on part ainsi plusieurs jours, plusieurs semaines, ce ne sont pas seulement notre métier, nos voisins, nos affaires, nos habitudes, nos tracas que l'on quitte. Ce sont nos identités compliquées, nos visages et nos masques. Plus rien de cela ne tient, parce que marcher ne sollicite jamais que votre corps. Rien de votre savoir, de vos lectures, de vos relations ne va servir ici: deux jambes suffisent, et de grands yeux pour voir. Marcher, partir seul, gravir des montagnes ou traverser des forêts. On n'est jamais personne pour les collines et les grandes frondaisons. On n'est plus ni un rôle, ni un statut, pas même un personnage, mais un corps, un corps qui ressent la pointe des cailloux sur les chemins, la caresse des hautes herbes et la fraîcheur du vent. Quand on marche, le monde n'a plus ni présent, ni futur. Il n'y a plus que le cycle des matins et des soirs. Toujours à faire la même chose tout le jour: marcher. Mais celui qui en marchant s'émerveille (le bleu des pierres dans la lumière d'une soirée de juillet, le vert argent des feuilles d'olivier à midi, les collines violettes au matin) n'a ni passé, ni projets, ni expérience. En lui c'est toujours l'enfant éternel. Je ne suis en marchant qu'un simple regard.

Frédéric Gros
Marcher, une philosophie

Merci, ami Jean-Claude, de m'avoir confié la découverte de ce livre.

vendredi 10 septembre 2010

L'envie de peindre

Je cogitais sans cesse, comme s'il fallait me justifier, me situer, ça m'épuisait, l'envie de peindre m'abandonnait puis elle revenait, plus brûlante encore. Où était le courage artistique désormais? Fallait-il déchirer, brûler les toiles? Certains essayaient. Mais l'avant-garde c'est une bataille, pas une surenchère. Il faut un risque à la peinture. Je n'avais pas envie de prendre le train en marche. J'allais peindre, quitter le magasin, prendre un nouveau départ! L'originalité était morte avec Picasso? Bon débarras! On allait pouvoir s'intéresser au sujet plus qu'au style, raconter des histoires, jouer avec les sens, les émotions, j'en avais tant des émotions. Je voulais renouer avec la peinture, quitte à être jeune et classique, quitte à revenir en arrière. Je ne voulais pas d'une peinture nostalgique, je voulais déjouer l'avant-garde avec mes pinceaux et mes couleurs. L'art doit, de toute façon, tendre des pièges.
...
Je me décidai enfin à créer un cadre qui n'avait rien de nouveau. Il restait tant de choses à faire et à dire. J'étais comme le pianiste, quatre-vingt-huit touches sous les doigts et pourtant une musique infinie devant lui; comme l'écrivain, tenu par la grammaire et les mots, et pourtant une multitude d'histoires à écrire. "C'est parce que le langage est fermé sur lui-même que l'écrivain peut créer" disait Roland Barthes. Le jour où j'ai croisé cette phrase, elle m'a fait du bien.

L'intranquille
Livre illuminé et lumineux de Gérard Garouste, avec Judith Perrignon

Sur le bandeau de livre, on trouve ce détail du tableau Le Masque de chien, autoportrait de Gérard Garouste 



lundi 6 septembre 2010

AVC et paix intérieure

Je ressors (ému, joyeux et globalement plus fort qu'avant) d'un livre pour lequel je me suis tout de suite senti intimement concerné. Ce livre, écrit par le Docteur Jill Bolte Taylor, traduit par Marie Boudewyn, s'appelle Voyage au-delà de mon cerveau et son sous-titre est Une neuro-anatomiste victime d'un accident cérébral raconte ses incroyables découvertes. L'accident dont a été victime le Docteur Bolte Taylor fut beaucoup plus grave que le mien, mais je ressens, je comprends, je sais que les réactions, les conséquences, les enseignements sur le coup et après coup sont, à l'échelle, identiques. Il me fallait le dire un jour. J'ai donc trouvé mon porte-parole.

J'ai choisi (il fallait bien choisir...) l'extrait suivant de ce livre profond et tonique. Le titre du chapitre est Trouver la paix intérieure.
Mon AVC, et l'expérience intérieure qui en a découlé, m'a donné la chance inouïe de comprendre que la paix était à ma portée à tout moment. Parvenir à la quiétude ne nécessite pas de nager dans le bonheur en permanence mais simplement d'atteindre une relative tranquillité d'esprit parmi le chaos d'une existence normalement mouvementée. Beaucoup d'entre nous ont le sentiment qu'un abîme sépare leur raison pensante de leur cœur débordant de compassion. Certains parviennent à le franchir en un clin d'œil. D'autres s'abandonnent au contraire au désespoir au point que l'idée même de quiétude leur paraît incongrue, voire franchement menaçante.
Si je me fie à mon expérience, la paix intérieure provient d'un circuit de neurones dans le cerveau droit qui, parce qu'ils ne se reposent jamais tout à fait, restent susceptibles de prendre le pas sur les autres à tout moment. Notre sentiment de quiétude s'ancre dans l'instant présent. Il ne nous vient pas d'un souvenir du passé ni d'une projection dans l'avenir. Pour atteindre la paix intérieure, il me semble impératif de se laisser absorber par l'ici et maintenant.


Cet extrait me conduit aussi à avoir une pensée particulière pour ma belle-sœur Patricia, qui a connu un choc de vie différent du mien mais j'ai ainsi l'occasion de lui dire combien je comprends, profondément, son cheminement. Je t'embrasse, Patricia.

mercredi 25 août 2010

Sur le chemin de Saint-Jacques

"Heureux les pauvres!" dit Jésus dans l'Evangile qui leur promet le royaume de Dieu, où il sera plus difficile au riche d'entrer qu'à un chameau de passer par le chas d'une aiguille. Les théologiens ont eu beau essayer d'élargir la brèche en racontant que le trou de l'aiguille était le nom d'une porte de Jérusalem équipée d'un sas qui bloquait le passage des gros animaux, n'empêche, "Malheur aux riches" est aussi écrit en toutes lettres.
Sur le chemin, la pauvreté n'était pas à fuir, mais à rechercher. Comme la marche, elle transformait le rapport avec le temps. "Tu as la montre et moi, j'ai le temps", avait dit un berger du Mali, il y a vingt ans, à un copain photographe, qui me l'avait rapporté. C'était très juste. Et quand Rodrigo, la veille, déclarait qu'il aurait aimé passer toute sa vie sur le chemin, parce qu'on ne s'y embêtait pas comme en vacances où tous les jours se ressemblaient, il exprimait quelque chose du même genre; en vacances, on passait le temps, on le tuait même parfois, alors qu'ici chaque minute était employée, occupée, vécue. Au premier degré. Même s'il ne dépendait plus, comme au Moyen Âge, de la charité publique, un vrai pèlerin était pauvre et, s'il ne l'était pas, il devait s'efforcer de le devenir. Pour être en harmonie avec le chemin. L'économie du monde spirituel fonctionnant à l'inverse de l'économie du monde matériel (plus on donne d'amour et plus on en a, par exemple), pour vivre vraiment au présent, le temps des enfants, des poètes et des mystiques, il me fallait apprendre à être pauvre.
...
...
Après le Salve Regina, toujours si doux à retrouver dans la nuit, la prieure a prononcé quelques mots: "Jésus a dit: Je suis le chemin; le camino c'est le moment de rechercher un trésor, Dieu dans le silence et la solitude. Pas du tourisme." C'était beau et simple. Je n'avais jamais pensé que Jésus était le chemin, pourtant elle est connue cette phrase! Il fallait d'abord chercher Dieu et le reste était donné: c'était écrit. Mais, en marchant, nous étions à l'intérieur même de Dieu et c'est nous qui le faisions marcher; nous lui débouchions les artères! Dans le grand pontage du chemin de Saint-Jacques, nous faisions circuler le sang entre ses trois Personnes, la beauté de la création paternelle, le sacrifice souffrant du Fils partagé dans la douleur quotidienne et l'amour pur de l'Esprit qui nous unissait. Peu importait que le pèlerin crût ou non en Dieu, du moment qu'il admirait le paysage, qu'il en bavait et qu'il tissait avec les autres ces liens si forts dont parle Raquel, il était en plein coeur de Dieu.

Alix de Saint-André
En avant, route !
(titre emprunté à Arthur Rimbaud)

Livre qui a, entre autres, réveillé en moi le souhait de suivre, physiquement et moralement, le chemin de Saint-Jacques (Merci, Marie-Ange et Daniel, très chers amis, pour ce cadeau qui m'a touché).

lundi 23 août 2010

Une nouvelle vie

Pour moi, une nouvelle vie commencait et, dorénavant, ce serait MA VIE, fruit de mes décisions, de mes choix, de ma volonté. Adieu les doutes, les hésitations, les peurs d'être jugé, de ne pas être capable, de ne pas être aimé. Je vivrai chaque instant en conscience, en accord avec moi-même et avec mes valeurs. Je resterai altruiste, mais en gardant à l'esprit que le premier cadeau à faire aux autres est mon équilibre. J'accepterai les difficultés comme des épreuves à passer, des cadeaux que m'offre la vie pour apprendre ce que je dois apprendre afin d'évoluer. Je ne serai plus victime des événements, mais acteur d'un jeu dont les règles se découvrent au fur et à mesure et dont la finalité gardera toujours une part de mystère.

Laurent Gounelle
L'homme qui voulait être heureux
...

Il y a parfois des textes écrits par d'autres que j'aimerais bien avoir écits moi-même. Mais le mieux encore est d'avoir vécu leur contenu et de continuer à le vivre et à l'approfondir. Le passage que j'ai cité se situe en fin du livre. Dans les premières pages se trouve une autre vérité: "On devient ce que l'on croit". Méditons tout cela ensemble...

vendredi 20 août 2010

Le coeur dans ses assauts

Je dis peur parce que, alors, j'aurais été incapable de définir mon trouble par un autre mot plus exact. Bien que j'eusse lu des livres et des romans, même d'amour, j'étais resté en réalité un petit garçon à demi barbare; et peut-être aussi mon coeur profitait-il, à mon insu, de mon immaturité et de mon ignorance pour me défendre contre la vérité? Si, maintenant, je parcours de nouveau depuis le début par la pensée toute mon histoire avec N., je découvre que le coeur dans ses assauts contre la conscience est aussi bizarre, adroit et fantasque qu'un maître costumier. Pour créer ses masques, il lui suffit même d'une trouvaille de rien; parfois, pour travestir les choses, il remplace simplement un mot par un autre. Et la conscience se laisse entraîner dans ce jeu bizarre comme un étranger dans un bal masqué, parmi les fumées du vin.

Elsa Morante
L'Ile d'Arturo
traduit de l'italien par Michel Arnaud

vendredi 6 août 2010

Contradictions

Quel sentiment ne porte pas sur sa peau son contraire, tel le tissu sa doublure? Quel amour est libre de haine? La main qui caresse saisira tout à l'heure le poignard. Quelle passion exclusive ignore la fureur? N'est-on pas capable de tuer avec l'impulsion qui unit, celle par laquelle on transmet la vie? Nos sentiments ne sont pas changeants mais ambigus, noirs ou blancs selon l'impact, tendus entre leurs contradictions, ondulants, serpentins, capables du pire comme du meilleur.

Eric-Emmanuel Schmitt
Concerto à la mémoire d'un ange

Evidemment, je laisse à l'auteur la paternité de ses lignes.

vendredi 30 juillet 2010

A côté des pêcheurs

L'eau venait clapoter à côté des pêcheurs et je me suis assis pour les regarder faire. Vraiment, je n'étais pas pressé du tout moi non plus, pas plus qu'eux. J'étais comme arrivé au moment, à l'âge peut-être, où on sait bien ce qu'on perd à chaque heure qui passe. Mais on n'a pas encore acquis la force de sagesse qu'il faudrait pour s'arrêter pile sur la route du temps et puis d'abord si on s'arrêtait on ne saurait quoi faire non plus sans cette folie d'avancer qui vous possède et qu'on admire depuis toute sa jeunesse. Déjà on est moins fier d'elle de sa jeunesse, on n'ose pas encore l'avouer en public que ce n'est peut-être que cela sa jeunesse, de l'entrain à vieillir.
On découvre dans tout son passé ridicule tellement de ridicule, de tromperie, de crédulité qu'on voudrait peut-être s'arrêter tout net d'être jeune, attendre la jeunesse qu'elle se détache, attendre qu'elle vous dépasse, la voir s'en aller, s'éloigner, regarder toute sa vanité, porter la main dans son vide, la voir repasser encore devant soi, et puis soi partir, être sûr qu'elle s'en est bien allée sa jeunesse et tranquillement alors, de son côté, bien à soi, repasser tout doucement de l'autre côté du Temps pour regarder vraiment comment qu'ils sont les gens et les choses.
...
...
Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s'y mettre. On en a bien marre de s'écouter toujours causer... on abrège... on renonce... ça dure depuis trente ans qu'on cause... on ne tient plus à avoir raison. L'envie vous lâche de garder même la petite place qu'on s'était réservée parmi les plaisirs... on se dégoûte... il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu'on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l'intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres... mais on n'a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu'une belote. Vous demeurent seulement précieux les menus chagrins, celui de n'avoir pas trouvé le temps pendant qu'il vivait encore d'aller voir le vieil oncle à Bois-Colombes, dont la petite chanson s'est éteinte à jamais un soir de février. C'est tout ce qu'on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l'a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n'est plus qu'un vieux réverbère à souvenirs au coin d'une rue où il ne passe déjà presque plus personne.


Deux extraits d'un livre noir et poisseux, mais extraordinaire, de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, que je viens de terminer. J'aurai donc mis toutes ces années à lire ce chef d'oeuvre...

mardi 20 juillet 2010

Mes chers humains

Quelle espèce ! Souvent, à regarder les êtres humains accomplir leur destinée sur Terre, je me laisse emporter presque au point de croire en eux. Ils me donnent l'impression singulière d'être dotés de libre arbitre, d'autonomie, d'une volonté propre... Je sais bien que c'est une illusion, une notion saugrenue. Moi seul suis libre! Chaque tour et détour de leur destin a été planifié d'avance par mes soins; je connais le but vers lequel ils se dirigent et le chemin qu'ils emprunteront pour y parvenir; je connais leurs effrois et leurs espoirs les plus secrets, leur constitution génétique, les rouages les plus intimes de leur conscience... Et pourtant, et pourtant... ils ne cessent de m'étonner.
Ah, mes chers humains... Comme cela m'enchante de les voir patiner et patauger! Aveugles, aveugles... toujours là à espérer, à tâtonner... Voulant à tout prix croire en ma bonté, comprendre leur destin, deviner quels sont mes projets pour eux... Oui, les pauvres, ils ne peuvent s'empêcher de chercher le sens de tout cela! Il suffit que je leur ménage une petite rencontre avec la naissance ou la mort et, aussitôt, ils sont convaincus d'avoir saisi quelque chose. Bouleversés chaque fois. Secoués jusqu'à la moelle.

Nancy Huston
Dolce agonia

mercredi 30 juin 2010

La prajna

Une chose ne peut pas être mise en doute, me dit pour finir le Dalaï-Lama : nous avons tous en nous-mêmes une qualité qui ne demande qu'à être révélée. Cela s'appelle la prajna. Nous pouvons tout nier, sauf cette possibilité que nous avons d'être meilleurs.
- Réfléchissons simplement là-dessus.
Il me saisit les deux mains et les tient longuement dans les siennes.
Il me regarde en souriant.
Comme toute conversation, celle-ci nous conduit au silence.

Dernières lignes du livre 
La force du bouddhisme, mieux vivre dans le monde d'aujourd'hui
par Sa Sainteté le Dalaï-Lama et Jean-Claude Carrière

Cette lecture a été le début, certes lointain, de ma quête, même si j'ai mis bien du temps à reprendre le chemin que j'avais entamé à l'époque...

samedi 26 juin 2010

Au dos des romans

Ce qu'ils mettent au dos des romans, je vais vous dire, c'est à se demander si c'est vraiment écrit pour vous donner l'envie. En tout cas, c'est sûr, c'est pas fait pour les gens comme moi. Que des mots à coucher dehors - inéluctable, quête fertile, admirable concision, roman polyphonique... - et pas un seul bouquin où je trouve écrit simplement : c'est une histoire qui parle d'aventures ou d'amour - ou d'Indiens. Et point barre, c'est tout.

Marie-Sabine Roger
La tête en friche

Excellent livre...

mardi 8 juin 2010

L'admiration

Il se peut que nous ne soyons vraiment nous-mêmes que dans l'émerveillement, l'éloge, la reconnaissance. Là s'exprime le meilleur de notre être, ce qui chante, s'ouvre et va à la rencontre de Celui qu'on ne peut nommer.
L'admiration n'est qu'un des noms de l'Espérance, une petite voie d'Espérance. Sortir du moi, souvent étroit et sombre, pour se laisser saisir par l'admiration. Décaper l'être de sa couche d'usage et d'usure afin de contempler ce qui se présente de beau aux yeux éteints, habitués.

Colette Nys-Mazure
Célébration du quotidien

lundi 31 mai 2010

Les mots

En petits paquets
en menus troupeaux
les mots

en sombres bouquets
en gluants grumeaux
les mots

lassé de leur ton faux
j'attends qu'enfin s'isole
une Parole

Pierre Etienne
Frère de Taizé
Poésie Nomade

vendredi 28 mai 2010

La ferveur des cantiques

Il est plus médiatique d'afficher le malheur, le désamour, l'échec, que de s'avouer heureux. On a vite fait de stigmatiser les soi-disant rêveurs qui croient encore à l'amour longue durée. Les critiques transforment leurs propres frustrations en jugements ironiques, destructeurs: comment accepteraient-ils que d'autres cinglent vers un point qu'eux-mêmes ont renoncé à rejoindre?
Non pas image idyllique et mièvre, mais dynamisme de l'élan qui unit Eros et Thanatos. Non le bonheur béat, bêta, mais la recherche d'une alliance en mouvement perpétuel, comme les amoureux de la Bible.
A force de se chercher
de se trouver
de se perdre
de rouvrir le sentir des rencontres
de déplorer les malentendus les impasses
de célébrer les retrouvailles
ils déboucheront dans la clarté sans fin
la ferveur des cantiques (1).

Colette Nys-Mazure
Secrète présence

(1) extrait de Chant de feu, recueil de poésie de l'auteure.

Je précise que le titre exact de ce passage est Cantique des cantiques.

mercredi 26 mai 2010

Derniers fragments

Je ressors d’un livre de Christiane Singer « Derniers fragments d’un long voyage » profondément marqué, ému, troublé, émerveillé, tremblant devant une exceptionnelle découverte. A l’approche imminente de sa mort, cette femme a su sublimer ses derniers instants sans tomber dans une quelconque litanie de rétrospective ni dans le pathos, mais en continuant à se projeter vers ce qu’elle a sublimement appelé sa « nouvelle naissance ». Nous vivons avec elle des moments très forts de partage avec les siens ou ses amis, nous vibrons avec elle pour l’émergence d’un réel bonheur et d’une totale sérénité, nous partageons la simplicité avec laquelle elle s’accorde le droit de parler de ses souffrances.
Bien sûr, tout cela résulte chez elle d’une longue pratique d’un travail intérieur. Aussi, je prends en plein cœur une réelle leçon de vie. Je suis encore dans ce livre et j’y serai longtemps encore… Moi qui ai souhaité depuis toujours mourir sans m’en apercevoir, j’en viens à souhaiter le contraire pour me laisser le temps de me préparer.
Je ne suis qu’un débutant sur le chemin, mais je suis sur le chemin.
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Voici trois extraits de la fin du livre, écrits dans le dernier mois de Christiane Singer.
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Je remarquais voilà quelques années qu’en vieillissant, il fallait chaque matin au réveil aller se chercher plus loin. Maintenant il peut m’arriver de partir comme à une pêche miraculeuse sans garantie de trouver dans le fatras du réel celle que j’étais hier encore. L’essentiel est de ne pas m’être attachée à « celle que j’étais hier encore » ni de vouloir coûte que coûte la reconstituer comme le font certains savants pour les tyrannosaures à partir d’un hachis de bribes d’os. Il s’agit tout au contraire de s’éprendre du jour neuf, de laisser l’intelligence de la vie se déployer. Chaque jour se doit d’être une création totalement nouvelle.


Quelle émotion que de voir instantanément – lorsque n’y entre ni souhait ni intention – se modifier la réalité elle-même à l’instant même où notre conscience de la réalité se modifie.
Je grandis.
Je grandis.
Je sens intensément cette croissance en moi. J’apprends à chaque instant comme jamais.

Et ce tout dernier extrait… Force de conviction...

Derniers fragments d’un long voyage. Voilà. Le carnet de bord est clos. Le voyage – ce voyage-là du moins – est pour moi terminé. A partir de demain, mieux : à partir de cet instant, tout est neuf. Je poursuis mon chemin.
Demain, comme tous les jours d’ici ou d’ailleurs, sur ce versant ou sur l’autre, est désormais mon jour de naissance.
Les six mois de vie que vous m’avez naïvement accordés le 1er septembre 2006, cher jeune docteur de Krems, je les dépose à vos pieds avec leur fruit le plus juteux : ces pages. Ma gratitude est totale.
J’ai reçu par ce livre le lumineux devoir de partager ce que je vivais dans ce temps imparti pour que la coque personnelle se brise et fasse place à une existence dilatée. Ce faisant, j’ai sauvé ma vie en l’ouvrant à tous, puisque toute vie, aussi longtemps qu’on la considère comme quelque chose de séparé et de « solide », se laisse égarer pour finir comme une paire de gants ou un parapluie dans la confusion des choses du dehors.
Il n’y a que perdre sa vie qui ait toujours le même visage : ne pas oser parier sur « l’homme intérieur », sur l’immensité qui nous habite. Ne pas oser l’Elan fou, l’Eros fondateur, ne pas plonger vers l’intérieur de soi comme du haut d’une falaise. J’ai plongé. J’ose le dire, oui, cul par-dessus tête, j’ai plongé !
« Tu connaîtras la justesse de ton chemin à ce qu’il t’aura rendu heureux. » Aristote.
Du fond du cœur, merci.

samedi 15 mai 2010

Laisser être

Toute la difficulté et l'intérêt de la vie est de savoir choisir. Nous avons toutes sortes de qualités mais la science du choix est souvent ce qui nous manque le plus. Pourtant ce sont nos choix qui donnent le sens et l'orientation de notre vie. Yeshoua demande de choisir et de choisir le meilleur, et qu'est-ce que le meilleur si ce n'est l'amour? Choisir d'aimer quelles que soient les circonstances. Tout ce qu'on fait sans amour est du temps perdu, tout ce qu'on fait avec amour est de l'éternité retrouvée. Myriam avait choisi, elle ne se retournerait jamais plus en arrière, elle ne se demanderait jamais plus "à quoi bon aimer?". Elle ne connaissait de bon que d'aimer et cela la conduisait parfois dans d'étranges et profonds silences. Aimer ce n'est pas se projeter sur l'autre ou sur ce qui est, c'est "laisser être".
Jean-Yves Leloup
Une femme innombrable
Le roman de Marie Madeleine
 

jeudi 13 mai 2010

L'espace flamboyant

Les lettres serrées des psaumes et du Cantique des Cantiques avaient éveillé en elle la nostalgie d'un visage. Le beau visage du Messie, sans doute, mais plus simplement le visage d'un homme qui la féconderait par son esprit et lui donnerait un enfant qui ne serait pas seulement le fruit d'un mariage des corps, mais l'espace flamboyant qui naît lorsque se rencontrent deux silences dans l'alliance des souffles et des songes.
Myriam aurait aimé être la mère des anges, mettre au monde des états de conscience singuliers et vifs, qui débordent la saisie des hommes et les ouvrent à un ciel plus vaste.
Jean-Yves Leloup
Une femme innombrable
Le roman de Marie Madeleine

lundi 26 avril 2010

Piensa en mi

Chavela Vargas.
Il y a peu, je ne connaissais pas son nom, alors que je connaissais sa voix, au moins par les deux chansons qu'elle a interprétées dans le film Frida de Julie Taymor.
Chavela Vargas (Isabelle Vargas Lizano) est une chanteuse mexicaine née le 17 avril 1919 au Costa Rica. Débutant au milieu des années 1950 grâce à José Alfredo Jiménez, autre chanteur célèbre, elle a connu son heure de gloire durant les années 1960 et 1970, effectuant des tournées dans le monde entier. Elle a côtoyé entre autres Juan Rulfo, Diego Rivera et Frida Kahlo (je suppose que sa présence dans le film Frida n'est pas due au hasard). Chavela est surtout connue pour être une représentante féminine de la chanson ranchera qui est un genre musical chanté presque exclusivement par des hommes. Vêtue comme un homme, fumant et buvant comme un homme, portant un pistolet, la chanteuse est caractérisée par son poncho rouge. (Source : Wikipedia)
Et voici que je découvre sur un disque des Pink Martini que m'a offert Fanny, une version grave et poignante de la chanson Piensa en mi immortalisée par Pedro Almodovar dans son film Talons aiguilles. Sur le disque, la chanson est interprétée par Chavela Vargas. Je l'ai trouvée tellement différente, plus vraie que la version pourtant bien léchée de Luz Casal, que je suis allé chercher dans YouTube une autre version chantée par Chavela Vargas. Cette version est hélas moins intense que celle du disque, mais cela donne quand même des frissons dans le dos.

Si tienes un hondo penar, piensa en mi
Si tu as une peine profonde, pense à moi,
Si tienes ganas de llorar, piensa en mi
Si tu as envie de pleurer, pense à moi,
Ya ves que venero tu imagen divina
Vois-tu comme je vénère ton image divine,
Tu parvula boca, que siendo tan nina
Ton innocente bouche, qui est si enfantine,
Me enseno a pecar
M'a appris à pécher.

Piensa en mi cuando sufras,
Pense à moi, quand tu souffres,
Cuando llores, tambien piensa en mi,
Quand tu pleures, pense aussi à moi,
Quando quièras quitarme la vida
Quand tu veux ôte moi la vie,
No la quiero, para nada
Je n'en ai pas besoin,
Para nada me sirve sin ti
Elle ne me sert à rien sans toi.

vendredi 16 avril 2010

L'urgent et l'invisible

Il faut tenter de sortir de la fascination du visible, du tangible, pour rejoindre l'œuvre ou le rêve d'amour avant sa glissée dans la réalité, avant sa coagulation. Un instant avant que tout n'apparaisse définitif.
Rejoindre l'œuvre dans l'espace où elle est en flottaison.
Cet espace ne sera jamais aboli - même après sa dévastation sur terre. A combien de destructions de la vraie ville survit la Jérusalem céleste? Dans cet espace éminemment réel - le mundus imaginalis des mystiques - demeure à jamais le trace de la lumière fertile? C'est l'espace de l'éros créateur, l'espace divin.
Ouvrir le champ à cette conscience créatrice est le clef de la transmission.
S'attarder ensemble au seuil des possibles.
Se promener dans la chapelle Sixtine, les yeux rivés sur la coupole vide avant le premier coup de pinceau de Michel-Ange.
Errer dans les chantiers du monde, sur l'emplacement de la mosquée Bleue ou de l'abbaye du Thoronet quelques jours avant le premier coup de pioche quand y paissaient encore les moutons et y cabriolaient les chèvres.
Marcher de nuit dans New-York et y entendre bruire la forêt sacrée des Iroquois.
Rejoindre le moment de bifurcation où la vie s'invente de neuf.
Il faut répéter sans se lasser que ce qui existe sur terre n'est qu'une ombre du possible, une option entre mille autres. Nous avons été invités à jouer au jeu des dieux, à créer du frémissement, de l'ample, du vivant - et non à visser l'écrou de la coercition sociale et des soi-disant impératifs économiques.
Notre inertie rend probable que le probable ait lieu - mais il n'est pas pour autant improbable que ce soit l'improbable qui surgisse.
Ce qu'il y a de toute urgence à transmettre est invisible.

Christiane Singer
N'oublie pas les chevaux écumants du passé
Albin Michel

Je viens de lire avec gourmandise ce livre riche et profond. Comme le dit la quatrième de couverture "ce livre de sagesse dont on ressort apaisé et radieux". Le titre est emprunté à un adage japonais. Je cite encore cette phrase "Le passé fait halte à l'auberge de l'aujourd'hui. Ignorer sa présence, fermer les auvents et les volets serait barbare".

mardi 13 avril 2010

Les rillettes de Proust

Dans la ferme de mon enfance, il fallait d'abord tuer le cochon. Avec mes deux frères, nous en avions une peur panique parce que ça faisait vraiment beaucoup de bruit un cochon qu'on saignait pour récolter le sang (et donc faire du boudin). Nous courions nous réfugier dans la cave auprès de la baratte. Mais une fois le calme revenu, c'était la fête. Les côtes et les grillades, les filets mignons, les saucisses, les jambonneaux alignés sur la table par le charcutier venu donner un coup de main, nous en salivions, mais pour moi, le plus chouette restait à venir. Il fallait attendre le soir pour que dans le grand chaudron placé au-dessus du feu de cheminée cuisent lentement les rillettes, mes rillettes à moi... J'avais à peine le droit de saisir la très grande cuillère en bois pour remuer les rillettes fumantes, car mon poignet était trop fragile pour opérer délicatement. J'étais au comble du bonheur quand je tenais la cuillère avec Mamani ou Maurice, le garçon de ferme. La cuisson terminée, c'était ensuite le moment de remplir de grands bocaux qu'on fermait et qu'on alignait sur une étagère... et il fallait bien entendu attendre qu'elles refroidissent... mais dès que cela était possible, hmmm!
Je coupais une grande tartine dans une des miches de pain cuites par Mamani, je plongeais une cuillère à soupe dans un bocal de rillettes et je plaçais une petite motte de ma gourmandise sur un bord de la tartine. Avec un couteau, je découpais alors un peu de la motte de rillettes que je portais sur le bord opposé de la tartine et je découpais alors la bouchée de pain sur laquelle j'avais placé mes rillettes... Hmmm, j'ai dit, hmmm, je le redis.
J'ai toujours pensé - et fait savoir à qui voulait l'entendre - que les rillettes de mon enfance étaient ma madeleine à moi...

Et voilà que je découvre un petit livre intitulé Les rillettes de Proust, écrit par Thierry Maugenest. Un délice. J'en livre la quatrième de couverture. Vous êtes passionné par la littérature? Vous rêvez d'embrasser la carrière d'auteur? Vous envisagez d'écrire le prochain chef-d'œuvre des lettres françaises? Vous comptez devenir académicien ou recevoir le prix Nobel? Ce petit livre est fait pour vous! Les cinquante fiches-conseils que vous trouverez dans les pages qui suivent, abondamment illustrées de textes connus ou inédits, vous permettront à votre tour d'obtenir le label GRANTÉCRIVAIN.
Les rillettes correspondent à la fiche L'envie des mets, où l'auteur se livre à un grand numéro de pastiche de Proust. Cela commence par : Comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un bock de bière. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher une de ces charcuteries onctueuses et charnues appelée Rillettes du Mans. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres le verre de bière où j'avais laissé s'amollir une tartine de rillettes. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du pâté toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi...

Et je reviens sur mon dernier message. Une autre fiche, intitulée Les synonymes similaires, conseille au lecteur

de ne pas écrire

Les jérémiades oblongues
Des crincrins
De l'arrière-saison
Contusionnent mon muscle cardiaque
D'un stress
Uniforme.

Tout asphyxié
Et incolore, lorsque
Tintent soixante minutes,

Je me remémore
La vielle époque
Et je geins ;

Et je circule
A la rafale exécrable
Qui me traîne
A droite, à gauche
Conformément à la
Ramée desséchée.

mais d'écrire

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,

Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Mais vous aviez naturellement identifié la Chanson d'automne, de Paul Verlaine.

lundi 5 avril 2010

Intimes

Nos différences peuvent donner lieu aux violences et aux abus de pouvoir les plus insensés. Mais elles peuvent aussi servir de nourriture à l'amour. A la limite, le masculin et le féminin sont uniquement des façons différentes d'appréhender la réalité, une "objectivité" de la nature à laquelle il est bon de se plier. L'attirance, le désir exigent que je ne sois jamais tout à fait pareil à toi, femme, pour que nous puissions, dans l'amour, abolir nos différences. Pour que nous puissions nous perdre et nous reconnaître l'un dans l'autre, dans notre continuité profonde ; là où il n'y a plus ni soumis ni soumise, là où, pendant de courts moments, règnent la liberté et la grâce d'être soi-même, ensemble. Alors nous sommes "liés par ce qu'il y a de plus profond", enfin délivrés, ne sachant plus où l'un commence et où l'autre finit. Nous voici enfin devenus intimes.

Guy Corneau
Père manquant, fils manqué

Ce livre comporte beaucoup plus que cet extrait, tellement plus. Mais je vais garder pour moi tout ce que j'en ai retiré.

mardi 23 mars 2010

L'étoile d'or

Je dois, nous devons, ce poème d'Edmond Rostand à belle Isabelle, qui faisait partie (discrète, mais rayonnante) de notre groupe de marche dans le désert de l'Adrar en Mauritanie. Elle nous l'a adressé en souhaitant ainsi poursuivre un partage né dans le moindre grain de sable roux...

Ils perdirent l’étoile, un soir. Pourquoi perd-on
L’étoile ? Pour l’avoir trop regardée…
Les deux rois blancs étant des savants de Chaldée,
Tracèrent sur le sol des cercles au bâton.

Ils firent des calculs, grattèrent leur menton
Mais l’étoile avait fui comme fuit une idée.
Et ces hommes dont l’âme avait soif d’être guidée
Pleurèrent en dressant les tentes de coton.

Mais le pauvre roi noir méprisé des deux autres
Se dit : « Pensons aux soifs qui ne sont pas les nôtres,
Il faut donner quand même à boire aux animaux. »

Et tandis qu’il tenait un seau d’eau par son anse,
Dans l’humble rond de ciel où buvaient les chameaux
Il vit l’étoile d’or qui dansait en silence…

Edmond Rostand, Le Cantique de l'Aile, 1922

Je précise que la marche dans les dunes mauritaniennes avait pour thème principal Le Cantique des Cantiques...

dimanche 14 février 2010

La vie est un cadeau

Quand on me demande comment échapper au stress, je conseille de ne pas rester les yeux fixés sur son nombril. Parce que si je le fais, je m'enferme dans une sorte de prison : moi. Or, moi, c'est petit, ça passe, ça "fuit d'une fuite éternelle", comme dit Pascal.
Donc, la conclusion... : il s'agit d'oublier son nombril, de regarder ailleurs. Alors, on comprend vite que la vie est un risque, mais surtout un cadeau. Me voici à cent ans, avec l'expérience d'une très vieille femme, qui a connu des guerres, des violences, des trahisons, des famines, mais aussi bien des gens, de tous âges, qui étaient capables de beaucoup d'amour. Donc, je peux dire que la vie est un cadeau !
Soeur Emmanuelle
J'ai 100 ans et je voudrais vous dire...
avec Jacques Duquesne et Annabelle Cayrol

mardi 9 février 2010

Invictus

Ceux qui, comme moi, ont vu Invictus le beau film de Clint Eastwood (ce n'est certes pas le meilleur film d'Eastwood, mais il est bien) ont remarqué cette phrase qui revient au moins à deux reprises "Je suis le maître de mon destin, le capitaine de mon âme", citation apparemment favorite de Nelson Mandela.
Invictus est un court poème de l'écrivain anglais William Ernest Henley (1849-1903). Le titre latin signifie « invaincu, dont on ne triomphe pas, invincible » et se fonde sur la propre expérience de l'auteur puisque ce poème fut écrit en 1875 sur son lit d'hôpital, suite à son amputation du pied. William Henley disait lui-même que ce poème était une démonstration de sa résistance à la douleur consécutive à son amputation.

Dans la nuit qui m'environne
Dans les ténèbres qui m'enserrent,
Je loue les Dieux qui me donnent
Une âme, à la fois noble et fière.

Prisonnier de ma situation,
Je ne veux pas me rebeller.
Meurtri par les tribulations,
Je suis debout bien que blessé.

En ce lieu d'opprobres et de pleurs,
Je ne vois qu'horreur et ombres
Les années s'annoncent sombres
Mais je ne connaîtrai pas la peur.

Aussi étroit soit le chemin,
Bien qu'on m'accuse et qu'on me blâme
Je suis le maître de mon destin,
Le capitaine de mon âme.

mercredi 27 janvier 2010

Rûmî

J'ai entendu parler de Rûmî pour la première fois seulement il y a quelques semaines (dommage, mais c'est comme ça). Grâce à Charlotte, une guide spirituelle.

Djâlal-od-Dîn Rûmi, dit simplement Rûmî (1207-1273), n'est pas seulement l'un des plus hauts penseurs mystiques de tous les temps, un voyant qui (au XIII° siècle !) parlait de la fission de l'atome et de la pluralité des systèmes solaires, il est aussi l'une des plus grandes figures de la littérature universelle et le fondateur de l'ordre des derviches tourneurs. La mise de l'homme au diapason du cosmos, l'oratorio spirituel des derviches qui symbolise la ronde des planètes autour du soleil et, à un second niveau, le recherche du Soi, sont longuement célébrés dans les Rubaî'yât : comme les atomes, le soufi danse et la musique ne fait que "réveiller les mystères du cœur" (4ème de couverture du livre dont je vais parler).

Vouloir connaître Rûmî est affaire de longue haleine. J'ai souhaité commencer par la lecture de certaines de ses œuvres. C'est ainsi que j'ai abordé Rubaî'yât (traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Djamchid Mortazavi) qui est un recueil de plus de 1000 quatrains, petits poèmes limpides et transparents où s'irisent toutes les nuances des états spirituels : désir, passion, nostalgie, rêve, mélancolie, le sentiment dominant étant toujours, chez Rûmî, l'amour (extrait de l'introduction). En voici quelques exemples (choisis parmi les plus limpides et les plus transparents).


En souvenir de ta lèvre, je baise le rubis de ma bague
N'ayant pas celle-là, je baise celui-ci
Ne pouvant parvenir à ton ciel
Je me prosterne et je baise la terre.

Un amour est venu, qui a éclipsé tous les amours.
Je me suis consumé et mes cendres sont devenues vie.
De nouveau, mes cendres par désir de ta brûlure
Sont revenues et ont revêtu mille nouveaux visages.

Ô toi dont l'amour est l'essence du monde de l'émerveillement
Ce qu'apporte ton amour, c'est le boulersement
Combien de temps m'interrogeras-tu sur l'état de mon cœur brûlé
Alors que, tu le sais bien, tu le connais mieux que moi-même.

Mes lèvres ne s'ouvrent pas sans tes lèvres
Et l'origine des paroles n'existe pas sans tes lèvres.
Dieu a fermé la porte de mon cœur, en l'absence de tes lèvres.
Il m'a dit : "N'ouvre pas tes lèvres en l'absence de ses lèvres".

Si, dans l'enfer, je peux tenir une boucle de tes cheveux,
La condition des habitants du Paradis me semblera bien humble
Si, sans toi, on m'invite dans les prairies du Paradis,
Les campagnes du Paradis me sembleront bien resserrées.

Ô mon cœur, le moment de la guérison est venu
Respire avec allégresse, car cet instant est arrivé
Cet Ami qui apaise les peines des amis
Est venu en ce monde sous une forme humaine.

Si je cherche mon cœur, je le trouve dans ton quartier
Si je cherche mon âme, je la trouve dans tes cheveux
Lorsque assoiffé je bois de l'eau
Dans l'eau je vois l'image de ton visage.