jeudi 23 décembre 2010

Le lièvre de Patagonie

Je quitte ce livre de Claude Lanzmann étrangement émerveillé et épuisé par tant de souvenirs, tant de vies de l'auteur (Résistant, philosophe, journaliste, cinéaste, compagnon de Simone de Beauvoir, etc.), tant d'engagement (Directeur de la revue Les Temps Modernes, entre autres). Épuisé, ai-je dit, par des paragraphes longs et même étouffants qui succèdent à des paragraphes épais, denses, lourds, comme des vagues impétueuses d'une mer qui n'en finit pas d'être déchainée. Je me suis à quelques reprises surpris à chercher à simplifier ces puissants paragraphes et puis, rien, pas une phrase, pas un mot à supprimer sans risquer de dénaturer une telle richesse. Ce n'est pas étonnant que son film culte, Shoah, dure 9 heures 30 et qu'il ait fallu 15 ans à l'auteur pour le réaliser. Bref, Le lièvre de Patagonie est un livre peut-être victime d'overdose mais j'en suis ressorti ébloui.

Je ne vais pas, je ne peux pas, extraire un passage plus qu'un autre, je me contente du dernier paragraphe qui explique, à la 757ème et dernière page, le titre du livre et ce, dans le style habituel de l'auteur.

Avec la peine capitale, l'incarnation - mais y a-t-il contradiction? - aura été la grande affaire de ma vie. Même si je sais voir, même si je suis doué d'une rare mémoire visuelle, le spectacle du monde ou le monde comme spectacle renvoie toujours pour moi à une dissociation appauvrissante, à une séparation abstraite qui interdisent l'étonnement, l'enthousiasme, déréalisent à la fois l'objet et le sujet. A vingt ans, je l'ai dit dans ce livre, Milan n'est devenue vraie que lorsque, traversant la piazza del Duomo, je me suis mis à réciter pour moi-même à voix haute les premières lignes de la Chartreuse de Parme. C'est un exemple parmi des milliers. Il y a eu, à Treblinka, l'ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d'un nom et d'un lieu, la découverte d'un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s'était passé... Les lièvres, j'y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d'extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l'homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l'animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d'El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l'évidence que j'étais en Patagonie, qu'à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C'est cela, l'incarnation. J'avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d'une joie sauvage, comme à vingt ans.

samedi 18 décembre 2010

Vivre, c'est un art

Giovanni, héros du roman, fait la connaissance d'Ibrahim, lequel l'emmène rencontrer un vieux maître soufi...

Le soufi regarda Giovanni dans les yeux.
- Sais-tu quelle est notre plus grande peur ?
Giovanni fut surpris par cette question. Il réfléchit quelques instants.
- La peur de mourir, me semble-t-il.
Le vieillard demeura silencieux avant de poursuivre d'une voix à la fois légère et assurée.
- J'ai longtemps cru cela. Et puis, au fil des années, une évidence m'est apparue. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n'est pas de la mort que nous avons le plus peur... mais de la vie!
- De la vie ! sursauta Ibrahim interloqué. Aussi douloureuse puisse-t-elle être, la vie n'est-elle pas notre bien le plus précieux? Nous nous y accrochons tous avec ferveur.
-Oui, nous nous y accrochons, mais nous ne la vivons pas. Ou plutôt, nous nous cramponnons à l'existence. Or exister est un fait. Mais vivre, c'est un art.
- Que voulez-vous dire ? demanda Giovanni.
- Cette chose très simple : sans nous demander notre avis, Dieu nous a créés, il nous a donné l'Être. Donc nous existons. C'est un fait et nous n'y pouvons rien. Maintenant il nous faut vivre. Et là, nous sommes concernés, car nous sommes appelés à devenir les auteurs de notre vie. Telle une œuvre d'art, nous devons tout d'abord la vouloir, puis l'imaginer, la penser, enfin la réaliser, la modeler, la sculpter et cela à travers tous les événements, heureux ou malheureux, qui surviennent sans que nous y puissions rien. On apprend à vivre, comme on apprend à philosopher ou à faire la cuisine. Et le meilleur éducateur de la vie, c'est la vie elle-même et l'expérience qu'on peut en retirer.
- Je comprends cela. Mais en quoi avons-nous peur de la vie?
- Nous avons peur de nous ouvrir pleinement à la vie, d'accueillir son flot impétueux. Nous préférons contrôler nos existences en menant une vie étroite, balisée, avec le moins de surprises possible. Cela est tout aussi vrai dans les humbles demeures que dans les palais! L'être humain a peur de la vie et il est surtout en quête de la sécurité de l'existence. Il cherche, tout compte fait, davantage à survivre qu'à vivre. Or, survivre, c'est exister sans vivre... et c'est déjà mourir.

Frédéric Lenoir
L'Oracle della Luna

Étrange et passionnant roman d'un auteur plus connu comme philosophe, sociologue et historien des religions.
 

vendredi 10 décembre 2010

Im Abendrot

Je ne connais malheureusement pas le nom de l'orchestre et, de peur de me tromper, je préfère dire que je ne connais pas non plus le nom du chef (je crois néanmoins reconnaître Christoph Eschenbach), cet Im Abendrot, le quatrième des quatre derniers lieder de Richard Strauss, chante dans ma tête et mon cœur depuis bien longtemps. Je le livre simplement pour vous inviter à partager une grande émotion musicale. Renée Fleming, une des voix d'or du bel canto, livre ici une partition empreinte de sérénité.

mardi 7 décembre 2010

Je prendrai

Je prendrai
Dans les yeux d'un ami
Ce qu'il y a de plus chaud, de plus beau
Et de plus tendre aussi
Qu'on ne voit que deux ou trois fois
Durant toute une vie
Et qui fait que cet ami est notre ami

Je prendrai
Un nuage de ma jeunesse
Qui passait rond et blanc
Par-dessus ma tête et souvent
Et qui aux jours de faiblesse
Ressemblait à ma mère
Et aux jours de colère à un lion
Un beau nuage douillet et rond et confortable

Je prendrai
Ce ruisseau clair et frêle d'avril
Qui disparaît aux premiers froids
Qui disparaît tout l'hiver
Et coule alors paraît-il sur la table des Noces de Cana

Je prendrai
Ma lampe la meilleure
Pas celle qui éclaire
Non celle qui illumine
Et rend joli et appelle de loin

Je prendrai
Un lit un grand le mien
Et qui sait ce que c'est qu'un homme
Et son chagrin
Un grand lit d'être humain

Je prendrai tout cela
Et puis je bâtirai
Je bâtirai et j'appellerai les gens
Qui passeront dans la rue
Et je leur montrerai
Ma crèche de Noël.

Jacques Brel
Texte (sans musique) de 1964