vendredi 29 juin 2012

Les guerriers les plus résistants

Il est possible que, par l'attention des choses menues, très simples, très pauvres, je trouve peut-être ma place dans ce monde. Il y a quelque chose de la suave tyrannie des techniques qui commence à être défaite dans un instant de contemplation pure qui ne demande rien, qui ne cherche rien, même pas une page d'écriture. La plupart du temps, je regarde, je ne note pas, je n'écris pas. La contemplation est ce qui menace le plus, et de manière très drôle, la technique hyper puissante. Et pour une raison très simple, c'est que les techniques nous facilitent la vie apparemment. Mais c'est un dogme d'aujourd'hui qu'on ait la vie facilitée. Qui a dit que la vie devait être facile et pratique? Est-ce qu'aimer c'est pratique? Est-ce que souffrir, est-ce qu'espérer c'est pratique? La technique nous éloigne de ces choses-là, et fait grandir une lèpre d'irréel qui envahit silencieusement le monde.

La contemplation, ce qu'on appelle la poésie, c'est le contraire précisément. C'est le contraire même de ce qu'on entend trop souvent par poésie. Ce n'est pas une décoration, ce n'est pas une joliesse, ce n'est pas quelque chose d'esthétique, c'est comme mettre sa main sur la pointe la plus fine du réel. Et en le nommant, de la faire advenir. Le réel est du côté de la poésie et la poésie est du côté du réel. Les contemplatifs, quels qu'ils soient, peuvent être des poètes connus comme tels, mais ça peut être aussi un plâtrier en train de siffler comme un merle dans une pièce vide, ou une jeune femme qui pense à autre chose tout en repassant du linge. Les instants de contemplation sont des instants de grand répit pour le monde, car c'est dans ces instants-là que le réel n'a plus peur d'arriver à nous. Il n'y a plus rien de bruyant dans nos coeurs ou dans nos têtes. Les choses, les animaux, les fantômes qui sont très réels, tout ce qui est de l'ordre du vivant se rapproche de nous et vient trouver son nom, vient mendier son nom. Habiter poétiquement, ce serait peut-être d'abord regarder en paix, sans intention de prendre, sans chercher même une consolation, sans rien chercher. Regarder presque avec cette attention flottante dont parlent les psychanalystes. Avoir une sorte de présence diaphane au monde. Et je pense qu'à ce moment quelque chose du monde s'ouvre comme une amande. On comprend ce dont il s'agit lorsqu'il s'agit de vivre. On le comprend sans mot, et sans même peut-être pouvoir le dire. Le plâtrier, la femme à son ménage ou le poète à son poème, chacun construisant quelque chose de très réel, de très éphémère, ne sont pas les maîtres de ce qu'ils voient. Dans cette lutte incessante que constitue le monde dit moderne, les contemplatifs sont les guerriers les plus résistants. Ce sont eux peut-être qui pourront nous tirer d'affaire. Il faut juste que chacun se remette à faire ce qu'il a à faire, de la façon la plus simple. Les poèmes du boulanger, ce sont ses pains.

Christian Bobin
Propos recueillis par Françoise Lemarchand
Parution dans Canopée n° 10 / 2012, revue annuelle de Natures & Découvertes / Actes Sud

Je fais miens ces mots de Christian Bobin, à défaut, évidemment, de les avoir écrits moi-même.

lundi 11 juin 2012

Les méditants suprêmes

Pourvu du corps puissant de la vue parfaitement pure, libre d'élaborations,
Avec pour membres la méditation parfaitement pure, libre de distraction,
Et l'action parfaitement pure pour crinière de turquoise,
Tel est le méditant pareil au lion des neiges.

Portant l'armure de l'insondable accomplissement du bien des êtres,
Montant le cheval de la double accumulation qu'éperonne le courage,
Et portant l'épée de sagesse qui pourfend la horde des poisons mentaux,
Tel est le méditant semblable à un héros sur un champ de bataille.

Riche du précieux trésor des trois disciplines sans tâche,
Prodiguant aux êtres des biens matériels et la protection contre la peur,
Et les menant sur la voie de la libération grâce au don du Dharma (1)
Tel est le méditant qui rassemble les êtres pour faire leur bien.

Voilà décrits les trois sortes de méditants suprêmes.

Sakya Pandita (1182-1251)
Traduit et présenté par Matthieu Ricard
dans son livre "Chemins spirituels, petite anthologie des plus beaux textes tibétains"

(1) Dharma - Ce mot n'a pas moins de dix sens principaux, dont "les phénomènes", "les objets de perception" et "l'enseignement du Bouddha". Dans ce dernier sens, il est souvent qualifié de sublime ou suprême, car, parmi tous les dharmas, il est celui qui libère de la souffrance. (Matthieu Ricard).