mardi 20 janvier 2009

Le Papalagui

En langage samoan, le "Papalagui" désigne le Blanc, l'étranger, littéralement : le pourfendeur de ciel. Le premier missionnaire blanc qui débarqua à Samoa arriva sur un voilier. Les aborigènes prirent de loin les voiles blanches pour un trou dans le ciel, à travers lequel le Blanc venait à eux. Il traversait le ciel.
Le livre Le Papalagui rapporte les paroles (sous forme de onze causeries) de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa dans les îles Samoa. Touiavii était allé au début des années 1900 découvrir l'Europe, dont il avait entendu parler par les Frères Maristes. Revenu avec la conviction que toutes les acquisitions culturelles européennes étaient de la folie, une impasse, il le disait avec le ton de la mélancolie, témoignant que son ardeur missionnaire prenait sa source dans l'amour humain, non dans la haine.
Les propos de Touiavii ont été rapportés en 1920 par Erich Scheurmann.
Même avec le recul du temps, ces propos sont une excellente remise en cause de notre façon de penser et d'agir, de nos certitudes et de ce que nous croyons être nos vérités.
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Quand le mot esprit vient dans la bouche du Papalagui, ses yeux s’agrandissent, s’arrondissent et deviennent fixes, il soulève sa poitrine, respire profondément et se dresse comme un guerrier qui a battu son ennemi, car l’esprit est quelque chose dont il est particulièrement fier. Il n’est pas question là du grand et puissant Esprit que le missionnaire appelle Dieu, et dont nous ne sommes qu’une image chétive, mais du petit esprit qui est au service de l’homme et produit ses pensées.
Quand d’ici je regarde le manguier derrière l’église de la mission, ce n’est pas de l’esprit, parce que je ne fais que regarder. Mais dès que je me rends compte que le manguier dépasse l’église, c’est de l’esprit. Donc il ne faut pas seulement regarder, mais aussi réfléchir sur ce que l’on voit. Ce savoir, le Papalagui l’applique du lever au coucher du soleil. Son esprit est toujours comme un tube à feu chargé ou comme une canne à pêche prête au lancer. Il a de la compassion pour nous, peuple des nombreuses îles, qui ne pratiquons pas ce savoir-réfléchir-sur-tout. D’après lui, nous serions pauvres d’esprit et bêtes comme les animaux des contrées désertiques.
C’est vrai que nous exerçons peu le savoir que le Papalagui nomme penser. Mais la question se pose si est bête celui que ne pense pas beaucoup, ou celui qui pense beaucoup trop...
C’est bon et joyeux, et peut même présenter un intérêt insoupçonné pour celui qui aime ce jeu dans sa tête. Cependant, le Papalagui pense tant que penser lui est devenu une habitude, une nécessité et même une obligation. Il faut qu’il pense sans arrêt. Il parvient difficilement à ne pas penser, en laissant vivre son corps. Il ne vit souvent qu’avec sa tête, pendant que tous ses sens reposent dans un sommeil profond, bien qu’il marche, parle, manger et rie.
Les pensées qui sont le fruit du penser, le retiennent prisonnier. Il a une sorte d’ivresse de ses propres pensées. Quand le soleil brille, il pense aussitôt : "Comme il fait beau maintenant !" Et il ne s’arrête pas de penser : "Qu’il fait beau maintenant !" C’est faux. Fondamentalement faux. Fou. Parce qu’il vaut mieux ne pas penser du tout quand le soleil brille.
Un Samoan intelligent étend ses membres sous la chaude lumière et ne pense à rien. Il ne prend pas seulement le soleil avec sa tête, mais aussi avec les mains, les pieds, les cuisses, le ventre et tous les membres. Il laisse sa peau et ses membres penser pour lui. Et ils pensent certainement aussi, même si c’est d’une autre façon que la tête. Mais pour le Papalagui l’habitude de penser est souvent sur le chemin comme un gros bloc de lave dont il ne peut se débarrasser. Il pense à des choses gaies, mais n’en rit pas, à des choses tristes, mais n’en pleure pas... C’est un homme dont les sens vivent en conflit avec l’esprit, un homme divisé en deux parties.
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Le Papalagui, Présence Image Editions, Pocket
Erich Scheurmann
Traduit en 2001 par Dominique Roudière
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Livre offert par Jean-Claude Guyard

samedi 17 janvier 2009

Hommage à Emile Joulain

Dans tout l'village, à la ronde,
Ceuss's qu'ont voéyagé l'diront,
En ville i's mont'raient sûs l'monde
Sans s'ment leû dir' : "Gar' toé don' !"
Nous, on n'a guér' d'instruction,
On n'la fait point "à la pose",
Mais enter' nous, nom de nom !
On s'cause !
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En vill', c'est le gran' vitesse ;
I's cour'nt, comme des ératés ;
C'est î' point ein' politesse,
En passant, de s'guémenter
"C'mment qu'ça va, c'te p'tit' santé ?"
Qu'on dit, en fésant ein' pause.
L'aut' répond : "Pas mal ! Et té ?"
On s'cause !
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On s'assît sûs la bérouette,
Quand on r'vient d'qu'rî la pansion ;
D'aut's pass'nt... "Faut fair' la causette ?"
"Mais oui, faut ben !" qu'on répond.
On parl' du vieau, du cochon,
Du pér' Machin, d'la mér' Chose ;
On est tranquille... î fait bon...
On s'cause !
...
Ein' bonn' farc', quand on s'achale,
C'est d'brailler au gars, juché
Tout en l'fin bout' d'ein' échalle :
"L'temps va-t-î point s'débaucher ?"
Et si l'benêt qu'est cruché
I' vous d'mand' bêt'ment : "A cause ?"
"Dam', les dindons sont parchés !"
On s'cause !
...
Tout d'un coup, v'là qu'des voéx montent :
Des commér's, ben entendu !
A tû tét', é's s'en racontent,
A seul' fin qu'y'ait ren d'pardu ;
Chaqueine a bentoût son dû :
"Ren du tout !" - "Toé, pas grand'chose !"
Poings sûs les hanch's, bec tendu,
On s'cause !
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Les homm's, sans m'ner tant d'tapage,
N'val'nt guér' mieux, quéqu'foés mêm' moins ;
Comben qu'y'en a, dans l'village,
Qui dis'nt : "Un Tel ? on s'caus' point !"
Pis, l'ein d'l'aut' on a besoin ;
On se r'met ben, ça s'arrose ;
D'vant ein' "fillette", au "Bon Coin ",
On s'cause !
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Y'a aussit' pûs d'un ménage,
Ben souvent à propos d'ren,
Où qu'au bout' d'ein' cris' de rage,
On n'se caus' pûs, c'est la fin !
L'sang rassis, on voudrait ben
Er'venî, mais parsonn' n'ose...
Pis, comm' on s'trouv' l'air point fin,
On s'cause !
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Vaut-î' pas ben mieux s'entend'e,
Mêm' si on n'a point l'mêm' nom ?
Ça s'ra-t-î' pas mieux, j'vous d'mande,
L'jour où qu'les homm's s'entendront ?
Où, qu'tous ensem'e, î's diront :
"J'sarvons tertous la mêm' cause ;
sans mitrailleus's, ni canon,
On s'cause !"
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Emile Joulain
Rimiaux d'icitt', Rimiaux d'l'aut' bord
Septembre 1942
(Ce qu'Emile Joulain a écrit en septembre 1942 est encore de grande actualité...)
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Emile Joulain (L'gâs Mile, 1900 - 1989), poète patoisant angevin, fut très renommé dans mon Anjou natal. Voici un petit passage de son célèbre poème sur les "Fill's d'la Loére"
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Et j'irions nous perdr' ein soér comm' la Loére
Dret en la grand' bouére par ein ch'min d'lumière
Qui n'srait pûs d'argent mais du roug' varmeill' du soulé couchant,
Ein ch'min d'paradis couleur d'mon sang
Pour qu'j'sois moins trisse en mon heur' darnière
Et qu'par eine bell' nuit j'm'endorm' en rêvant
Des fill's d'la Loére.
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Emile Joulain a beaucoup œuvré pour le folklore et les traditions de cette si belle région de France. Je suis allé plusieurs fois l'écouter sur scène et j'en garde un souvenir ému. Cela me fait très plaisir de lui rendre hommage dans ce blog.

lundi 12 janvier 2009

Ce peu de bruits

"Rien n'est prêt..." : mots sauvés d'un vague sommeil, mais dont je sais qu'ils voulaient dire qu'on n'avait pas pensé à préparer ses bagages, qu'on continuait à avancer sans regarder devant soi, qu'on se payait de mots -- comme ceux-ci.
Mais avec ça, quoi préparer ? Ou bien on va commencer à rôder, à trébucher dans l'irréel avec, de loin en loin, le secours d'incertains repères sauvés par la mémoire, et ce ne sera plus de toute façon qu'une histoire d'ombre entre des ombres ; ou bien, si l'on voit assez clair...
Je me suis interrompu sur ces mots, comme le cheval qui bronche devant l'obstacle, et recule. Puis, à tâtons, en plein désarroi, j'ai pensé de nouveau que, probablement, la plus haute musique, la plus fervente prière, arrivés là, dans la lumière glacée de la condamnation sans appel, nous rejoindraient moins sûrement que le mouvement presque silencieux du coeur, de ce que l'on appelle le coeur ; que ce serait la meilleure, humble et presque invisible, la presque seule obole ; même si elle ne nous ferait plus passer nulle part, puisque là cesserait toute direction.

Philippe Jaccottet - Ce peu de bruits - NRF

samedi 10 janvier 2009

Le murmure des dunes

Ni palpable ni quantifiable, ce qui nous attire dans le désert dépasse le simple paysage... Qu'il soit grandiose ou banal, le panorama cache les trésors qui nous poussent sans cesse à revenir, à revivre les instants, même furtifs, qui y ont été vécus. La magie du Sahara ensorcelle d'autant plus profondément qu'elle ne s'offre pas d'emblée. Le monde occidental est si clôturé qu'il réserve peu d'émotions naturelles. L'espace s'y résume au coin de la rue tandis que les bergers, à grandes enjambées, foulent l'écorce de la planète. Nous entrons dans la carrière qui nous mènera à la retraite, puis à la mort, sans surprise, sans échappatoire possible. Alors nous envions ces saltimbanques bibliques qui courent la brousse à la poursuite des nuages. Avec le sentiment qu'ils représentent la liberté, à jamais perdue et crainte à la fois. Car cette folle autonomie, combien d'entre nous la choisiront ?

Jean-Pierre Valentin, Le murmure des dunes.
Livre offert par Fanny, janvier 2009.

Du bon usage des crises

Du bon usage des crises... J'ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Et le pire... c'est bel et bien d'avoir traversé la vie sans naufrages, d'être resté à la surface des choses, d'avoir dansé au bal des ombres, d'avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n'avoir jamais été précipité dans une autre dimension. Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu'on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n'en a pas à portée de la main, pour entrer dans l'autre dimension. Dans notre société, toute l'ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d'interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur.
C'est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d'une civilisation contre l'âme, contre l'esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n'y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l'arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être.

Christiane Singer, Du bon usage des crises.
Livre offert par Lydie pour mon anniversaire d'août 2008 (juste avant mon AVC !)