samedi 2 août 2014

Réparer les vivants

J'ai terminé il y a peu ce livre étonnant et (très) fort.
Je dois tout de suite reconnaître avoir eu quelques difficultés à m'adapter au style de l'auteure, surtout à le comprendre. Sauter du présent au passé, passer d'un personnage à d'autres, dans la même longue phrase, ce n'est pas évident pour ceux qui, comme moi, sont habitués à une écriture plus "classique". Mais le livre devient assez rapidement passionnant, notamment parce que l'on peut aisément se projeter sur l'un ou l'autre des personnages, voire sur l'ensemble (sauf, pour ce qui me concerne, sur le donneur, compte tenu de mon âge).
C'est le roman d'une transplantation cardiaque, les autres organes étant presque seulement mentionnés. L'auteure situe dans le temps et dans l'espace les acteurs de cette opération magique en soi, mais qui n'est pas sans poser de très nombreux problèmes surtout sur le plan psychologique: le donneur et le receveur évidemment, les parents du donneur (le cheminement pour accepter le prélèvement d'organes chez leur enfant m'a fait vivre des séquences bien chargées d'émotion), le personnel médical (chirurgien, infirmière, équipes de prélèvement...) et la famille du receveur.
Ce n'est pas à proprement parler un livre de vacances, de soleil et de plage, mais personnellement j'ai pu le lire à l'ombre de mon verger. Je le recommande.

J'ai choisi - il fallait faire un choix - trois extraits.

Marianne, la mère de Simon le donneur, se pose la question de savoir si elle doit accepter le prélèvement du cœur de son fils. Que deviendra l'amour de Juliette (la petite amie de Simon) une fois que le cœur de Simon recommencera de battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour ou inoculés çà et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres? Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son cœur quand s'avançait la vague (le surf, quel que soit le temps, était la passion de Simon)? Que deviendra ce cœur débordant, plein, trop plein, ce cœur full?

Marianne a accepté... Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l'unité de son fils? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté? Qu'en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme? Ces questions tournoient autour d'elle comme des cerceaux bouillants puis le visage de Simon se forme devant ses yeux, intact et unique. Il est irréductible, c'est lui. Elle ressent un calme profond. La nuit brûle au-dehors comme un désert de gypse.

Le donneur - une femme - s'apprête pour la transplantation. Elle tourne en rond dans la chambre. Si c'est un don, il est tout de même d'un genre spécial, pense-t-elle. Il n'y a pas de donneur dans cette opération, personne n'a eu l'intention de faire un don, et de même il n'y a pas de donataire, puisqu'elle n'est pas en mesure de refuser l'organe, elle doit le recevoir si elle veut survivre, alors quoi, qu'est-ce que c'est? La remise en circulation d'un organe qui pouvait encore faire usage, assurer son boulot de pompe? ... Le sens de ce transfert dont elle bénéficie par le jeu d'un hasard invraisemblable- la compatibilité inouïe de son sang et de son code génétique avec ceux d'un être mort aujourd'hui-, tout cela devient flou. Elle n'aime pas cette idée de privilège indu, la loterie, se sent comme la figurine en peluche que la pince saisit dans le fatras de bidules amoncelés derrière une vitrine de la fête foraine. Surtout, elle ne pourra jamais dire merci, c'est là toute l'histoire. C'est techniquement impossible, merci, ce mot radieux chuterait dans le vide. Elle ne pourra jamais manifester une quelconque forme de reconnaissance envers le donneur et sa famille, voire effectuer un contre-don ad hoc afin de se délier de la dette infinie, et l'idée qu'elle soit piégée à jamais la traverse. Le sol est glacé sous ses pieds, elle a peur, tout se rétracte.

Merci, Maylis de Kerangal.