mardi 31 décembre 2013

Sobriété et information(s)

La sobriété ne devrait-elle pas aussi s'appliquer à la tendance actuelle à faire croire que l'accès, partout et à tout moment, à toute information est gage de liberté? Par ailleurs, l'information que l'opinion peut tenir comme absolument incontestable peut être aussi la pire désinformation. Tous les simulacres, toutes les mystifications étant possibles, il y a lieu de s'inquiéter sur le sort du "vrai", qui se trouve être l'un des fondements d'une société éclairée. Nous voyons aujourd'hui naître une sorte d'hypermarché de l'information, où tout et son contraire cohabitent; mensonges et démentis sont à la portée de chacun... Dans l'océan complexe des turpitudes et des vertus, l'honnête citoyen aura de plus en plus de difficultés à se faire une opinion. Perdu dans le labyrinthe des "pour" et des "contre", des "pro" et des "anti", et après avoir hurlé "où est l'issue?", "où est la vérité?" et "qu'est-ce que la vérité?", il pourra toujours et à tout moment avoir recours à l'apaisement que procure le silence... Quelle merveille! Faire de temps en temps une bonne diète de l'information, comme un jeûne purificateur, est probablement un acte de sobriété des plus bénéfiques.

Pierre Rabhi
Vers la sobriété heureuse
Édition poche Babel, pages 43 et 44

Je lis actuellement ce livre avec passion, notamment parce que je me sens totalement concerné par ce que prône l'auteur. Vais-je en faire un livre de chevet? Peut-être... Merci, Pierre Rabhi. Je dis bien "un" livre de chevet, car d'autres livres, notamment de méditation, sont aussi sur mon chevet...

jeudi 21 novembre 2013

Les fourmis rouges

Michel Jonasz.
Un auteur-compositeur-interprète de chansons et acteur (cinéma et télévision). Je l'ai vu trois fois sur scène, la dernière il y a une bonne quinzaine d'années, car depuis il se fait par obligation plus discret. Par obligation veut dire qu'il ne l'a pas spécialement choisi, n'est-ce pas Messieurs qui mesurez la valeur des chansons à l'aune de ce qui rentre dans vos poches?
Mon propos est simplement de présenter sa chanson Les fourmis rouges, que j'ai toujours beaucoup appréciée et qui là est interprétée en public dans une très belle version plutôt intimiste.



Voici le texte de cette chanson.
Quand y aura plus sur la terre que du beurre fondu
Avec le dernier soupir du dernier disparu,
Dernier boum d´la dernière guerre,
Dernière ville sous la poussière,
Et dernier espoir perdu.

Ce chemin vert sous les arbustes est protégé
Par les premiers soupirs des tout premiers baisers,
Premier mot d´la première heure,
Première minute de bonheur,
Premier serment partagé.

Tu t´rappelles on s´était couché
Sur un millier de fourmis rouges.
Aucun de nous deux n´a bougé.
Les fourmis rouges.
Est-ce que quelque chose a changé?
Couchons-nous sur les fourmis rouges
Pour voir si l´amour est resté
Et voir si l´un de nous deux bouge,
Couchés sur les fourmis rouges.

Tu n´auras jamais peur du vent qui souffle ici.
Pour les scorpions, te fais pas d´soucis.
Les mauvais chagrins d´hier
Les orties dans les fougères
Quand on s´aime ils nous aiment aussi.

Ce chemin vert sous les arbustes nous connaît bien
De nos tout premiers rires c´est le premier témoin
Refuge de la dernière heure
Et dernière tâche de bonheur
Aux premiers signes du destin

Tu t´rappelles on s´était couché
Sur un millier de fourmis rouges.
Aucun de nous deux n´a bougé.
Les fourmis rouges.
Est-ce que quelque chose a changé?
Couchons-nous sur les fourmis rouges
Pour voir si l´amour est resté
Et voir si l´un de nous deux bouge,
Couchés sur les fourmis rouges.


mardi 17 septembre 2013

Fumée de fumées

Je souhaite présenter un extrait de Qohèlèt, livre des Ecrits (AT) de la Bible, traduction André Chouraqui.
Qohèlèt, (traduction "le rassembleur", autrement dit l'Ecclésiaste, mot dérivé de ecclesia, l'assemblée). Le ton général du livre est donné par les premiers versets: "Fumée de fumées, tout est fumée", que je préfère à la version traditionnelle "vanité des vanités, tout est vanité". Fumée = sans consistance. Mais il n'est pas question d'en faire ici une exégèse de quelque longueur qu'elle soit, je ne suis nullement qualifié pour cela. Je cherche, je lis, j'écoute, je cherche, je cherche... Je me contente donc de livrer (pour l'instant peut-être?) le chapitre 1, versets 2 à 11.

Fumée de fumées, dit Qohèlèt; fumée de fumées, tout est fumée.
Quel avantage pour l'humain en tout son labeur,
dont il a le labeur sous le soleil ?
Un cycle va, un cycle vient; en pérennité la terre se dresse.
Le soleil brille, le soleil décline; à son lieu il aspire et brille là.
Il va au midi, il tourne au septentrion, il tourne,
tourne et va, le souffle, et retourne sur ses tours, le souffle.
Tous les torrents vont à la mer et la mer n'est pas pleine.
Au lieu où les torrents vont, là, ils retournent pour aller.
Toutes les paroles lassent, l'homme ne peut pas en parler.
L’œil ne se rassasie pas de voir, l'oreille ne se remplit pas d'entendre.
Ce qui a été sera, ce qui s'est fait se fera :
il n'est rien de tout neuf sous le soleil.
Il est une parole qui dit : "Vois cela, c'est neuf !"
C'était déjà dans les pérennités, c'était avant nous.
Pas de souvenirs des premiers, ni même des derniers qui seront,
pas de souvenir d'eux, ni de ceux qui seront en dernier.

jeudi 4 avril 2013

Le cri d'Antigone

Je ne raconterai pas l'histoire d'Antigone, bien connue de celles et ceux qui ont entendu parler d'OEdipe. Henry Bauchau a beaucoup et bien (sur le fond, à mon avis pas toujours sur la forme) écrit sur cette trame, notamment OEdipe sur la route et Antigone, que je suis en train de lire en ce moment. La page que je présente aujourd'hui, lue au début de la dernière nuit, m'a beaucoup marqué... Je la livre sans autre commentaire...

Je mets mon panier de mendiante devant moi et j'attends en murmurant des prières, derrière les colonnes, sur les toits je vois les gamins d'hier et beaucoup d'autres qui me regardent comme si quelque chose devait se produire. Je les oublie, je ne les vois plus ni ceux qui passent et qui me jettent peut-être quelques sous. Toute mon attention est requise par ce qui se passe en moi et qui vient de bien plus profond. Il y a une colère, une étrange et brusque fureur qui grandit en traversant mon corps et va produire un cri. Le cri d'un enfant malingre, enfermé, abandonné dans une cave et qui entrevoit, à travers les millénaires ténébreux, l'espérance, l'existence de la clarté. C'est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés pour elle et qui en ont été indéfiniment exilés. Le cri progresse sauvagement en moi, il me déchire, il me brise sur un sol sans devenir et me force à verser mes larmes les plus dures. Le cri, le crime, plane au-dessus de la ville et il n'est plus question de le retenir mais seulement de l'expulser en douleur et en vérité pendant tout le temps qu'il exigera pour naître.
Je suis perdue, plus perdue que jamais dans l'obscurité de mon existence mais je sens que je ne suis plus seule. Des gens, beaucoup de gens sont accourus à mon appel, certains pleurent avec moi, d'autres m'apportent une part de ce qu'ils croyaient à eux et ne peuvent plus garder.
Je voudrais les remercier, leur dire: Assez, c'est assez! Je ne peux plus retenir un autre cri, le second qui ressemble à celui d'une femme en amour ou d'une ville forcée...
... Le cri veut s'élever encore, je tente de le contenir dans mon ventre qui se crispe, de le barricader dans ma gorge qui s'étrangle, malgré tout il jaillit: Non! Non, il n'y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d'absurdes désastres, de vies détruites, d'espérances piétinées. Pas assez de sang, d'enfants tués, de destructions et de folies sur la terre. Il faut que la chose grandisse encore, montre enfin au grand jour sa tête hideuse et molle et dévoile sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu'elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu'elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu'il déborde ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n'existe pas.
Le cri me déchire et me force à me relever tandis qu'il se termine en sanglots saccadés...

Henry Bauchau
Antigone
J'ai lu, 5818

jeudi 14 mars 2013

Marquise

Pour calmer la tempête sous mon crâne à la fin de journées bien chargées en ce moment (je rappelle: aménagement d'une maison dans le bocage sarthois), je lis un peu de poésie avant de m'endormir et je pars vers des rivages qui me sont chers et familiers, même s'ils sont parfois bien tortueux.
J'ai ainsi retrouvé dans le livre La poésie baroque, aux Editions FolioPlus Classiques, les Stances que Pierre Corneille (ce bon M. Corneille l’Aîné n'a pas écrit que Le Cid...) rédigea en 1660, éperdu d'amour qu'il était pour une belle comédienne de la troupe de Molière, Mademoiselle du Parc. Voici ces strophes célèbres autant que délicieuses.

Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu'à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.

Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront,
Et saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front.

Le même cours de planètes
Règle nos jours et nos nuits :
On m'a vu ce que vous êtes,
Vous serez ce que je suis.

Cependant j'ai quelques charmes
Qui sont assez éclatants
Pour n'avoir pas trop d'alarmes
De ces ravages du temps.

Vous en avez qu'on adore,
Mais ceux que vous méprisez
Pourraient bien durer encore
Quand ceux-là seront usés.

Ils pourront sauver la gloire
Des yeux qui me semblent doux,
Et dans mille ans faire croire
Ce qu'il me plaira de vous.

Chez cette race nouvelle,
Où j'aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu'autant que je l'aurai dit.

Pensez-y, belle marquise.
Quoiqu'un grison fasse effroi,
Il vaut bien qu'on le courtise
Quand il est fait comme moi.

En relisant ces rimes, je pense au sonnet très connu de Ronsard

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle
Assise auprès du feu, devidant et filant,
Direz, chantant mes vers, et vous esmerveillant :
Ronsard me celebroit du temps que j'estois belle.

Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à demy sommeillant,
Qui, au bruit de Ronsard, ne s'aille réveillant,
Benissant vostre nom de louange immortelle.

Je seray sous la terre, et, fantosme sans os,
Par les ombres myrteux je prendray mon repos;
Vous serez au fouyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et vostre fier desdain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain;
Cueillez dés aujourd'huy les roses de la vie.


Pour en revenir à la belle Marquise de Corneille, nous connaissons tous, du moins je l'espère, la chanson de M. Georges Brassens (Marquise), qui a excellemment mis en musique les trois premiers quatrains... mais il a aussi ajouté la réponse de la marquise à Corneille, telle que Tristan Bernard l'a inventée. Cette petite pochade n'enlève rien à la beauté du texte cornélien... mais peut-être aussi que Corneille ne l'a pas volé...

Peut-être que je serai vieille
Répond Marquise cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille
Et je t'emmerde en attendant.

dimanche 3 février 2013

L'âne, le singe et les tigres

J'ai eu le plaisir de participer à Marseille à un café littéraire sur le thème du livre Taxi de Khaled Al Khamissi. Cet auteur, que je ne connaissais pas, né au Caire, est producteur, réalisateur et journaliste, diplômé de sciences politiques de l'université du Caire et de relations internationales de Paris-Sorbonne. Son livre Taxi a connu un grand succès à sa parution (en 2009 pour la France, chez Actes Sud) et il continue de servir de référence depuis la "révolution" égyptienne de 2011, tellement il en comporte tous les ingrédients au travers des 58 échanges avec des chauffeurs de taxi, échanges librement reconstitués et même inventés par l'auteur (source partielle: 4ème de couverture).

J'ai choisi un extrait hilarant, qui pourrait à la première lecture paraître décalé par rapport à la gravité de la situation, mais je pense que ce côté amusant peut facilement faire réfléchir...

(Les taxis qui font la queue pour recharger leur voiture en gaz en profitent pour se raconter des histoires drôles)... Vous connaissez celle-là? Elle est très égyptienne. Dans la forêt, un singe voit des tigres qui courent, et derrière eux un âne, qui court aussi. Il lui demande: "Pourquoi tu cours comme ça?" L'âne répond: "Ils m'ont dit que les tigres allaient être arrêtés." Le singe dit: "Et alors, pourquoi tu cours?" L'âne répond: "ça me prendrait un siècle avant de réussir à prouver que je ne suis pas un tigre."
J'ai ri de tout mon coeur et j'ai remercié le taxi de ce contretemps parce que cela faisait très longtemps que je n'avais pas participé à un tel fou rire collectif.
J'ai décidé que, chaque fois que j'aurais un souci, j'irais à cette station et je partagerais avec les taxis leurs rires sonores et creux, qui sortent du ventre, hélas, mais pas du coeur...

Traduit de l'arabe (Egypte) par Hussein Emara et Moïna Fauchier Delavigne