jeudi 4 avril 2013

Le cri d'Antigone

Je ne raconterai pas l'histoire d'Antigone, bien connue de celles et ceux qui ont entendu parler d'OEdipe. Henry Bauchau a beaucoup et bien (sur le fond, à mon avis pas toujours sur la forme) écrit sur cette trame, notamment OEdipe sur la route et Antigone, que je suis en train de lire en ce moment. La page que je présente aujourd'hui, lue au début de la dernière nuit, m'a beaucoup marqué... Je la livre sans autre commentaire...

Je mets mon panier de mendiante devant moi et j'attends en murmurant des prières, derrière les colonnes, sur les toits je vois les gamins d'hier et beaucoup d'autres qui me regardent comme si quelque chose devait se produire. Je les oublie, je ne les vois plus ni ceux qui passent et qui me jettent peut-être quelques sous. Toute mon attention est requise par ce qui se passe en moi et qui vient de bien plus profond. Il y a une colère, une étrange et brusque fureur qui grandit en traversant mon corps et va produire un cri. Le cri d'un enfant malingre, enfermé, abandonné dans une cave et qui entrevoit, à travers les millénaires ténébreux, l'espérance, l'existence de la clarté. C'est le cri vers la lumière de ceux qui sont nés pour elle et qui en ont été indéfiniment exilés. Le cri progresse sauvagement en moi, il me déchire, il me brise sur un sol sans devenir et me force à verser mes larmes les plus dures. Le cri, le crime, plane au-dessus de la ville et il n'est plus question de le retenir mais seulement de l'expulser en douleur et en vérité pendant tout le temps qu'il exigera pour naître.
Je suis perdue, plus perdue que jamais dans l'obscurité de mon existence mais je sens que je ne suis plus seule. Des gens, beaucoup de gens sont accourus à mon appel, certains pleurent avec moi, d'autres m'apportent une part de ce qu'ils croyaient à eux et ne peuvent plus garder.
Je voudrais les remercier, leur dire: Assez, c'est assez! Je ne peux plus retenir un autre cri, le second qui ressemble à celui d'une femme en amour ou d'une ville forcée...
... Le cri veut s'élever encore, je tente de le contenir dans mon ventre qui se crispe, de le barricader dans ma gorge qui s'étrangle, malgré tout il jaillit: Non! Non, il n'y a pas assez de malheurs, de hontes, de crimes, pas assez d'absurdes désastres, de vies détruites, d'espérances piétinées. Pas assez de sang, d'enfants tués, de destructions et de folies sur la terre. Il faut que la chose grandisse encore, montre enfin au grand jour sa tête hideuse et molle et dévoile sa puanteur. Il ne suffit pas que la chose soit vue, il faut qu'elle soit parlée, plus haut, beaucoup plus haut. Qu'elle soit criée, que son terrible langage soit entendu, qu'il déborde ici et maintenant, puisque le lieu où il devrait être proféré, puisque ce lieu n'existe pas.
Le cri me déchire et me force à me relever tandis qu'il se termine en sanglots saccadés...

Henry Bauchau
Antigone
J'ai lu, 5818