lundi 26 avril 2010

Piensa en mi

Chavela Vargas.
Il y a peu, je ne connaissais pas son nom, alors que je connaissais sa voix, au moins par les deux chansons qu'elle a interprétées dans le film Frida de Julie Taymor.
Chavela Vargas (Isabelle Vargas Lizano) est une chanteuse mexicaine née le 17 avril 1919 au Costa Rica. Débutant au milieu des années 1950 grâce à José Alfredo Jiménez, autre chanteur célèbre, elle a connu son heure de gloire durant les années 1960 et 1970, effectuant des tournées dans le monde entier. Elle a côtoyé entre autres Juan Rulfo, Diego Rivera et Frida Kahlo (je suppose que sa présence dans le film Frida n'est pas due au hasard). Chavela est surtout connue pour être une représentante féminine de la chanson ranchera qui est un genre musical chanté presque exclusivement par des hommes. Vêtue comme un homme, fumant et buvant comme un homme, portant un pistolet, la chanteuse est caractérisée par son poncho rouge. (Source : Wikipedia)
Et voici que je découvre sur un disque des Pink Martini que m'a offert Fanny, une version grave et poignante de la chanson Piensa en mi immortalisée par Pedro Almodovar dans son film Talons aiguilles. Sur le disque, la chanson est interprétée par Chavela Vargas. Je l'ai trouvée tellement différente, plus vraie que la version pourtant bien léchée de Luz Casal, que je suis allé chercher dans YouTube une autre version chantée par Chavela Vargas. Cette version est hélas moins intense que celle du disque, mais cela donne quand même des frissons dans le dos.

Si tienes un hondo penar, piensa en mi
Si tu as une peine profonde, pense à moi,
Si tienes ganas de llorar, piensa en mi
Si tu as envie de pleurer, pense à moi,
Ya ves que venero tu imagen divina
Vois-tu comme je vénère ton image divine,
Tu parvula boca, que siendo tan nina
Ton innocente bouche, qui est si enfantine,
Me enseno a pecar
M'a appris à pécher.

Piensa en mi cuando sufras,
Pense à moi, quand tu souffres,
Cuando llores, tambien piensa en mi,
Quand tu pleures, pense aussi à moi,
Quando quièras quitarme la vida
Quand tu veux ôte moi la vie,
No la quiero, para nada
Je n'en ai pas besoin,
Para nada me sirve sin ti
Elle ne me sert à rien sans toi.

vendredi 16 avril 2010

L'urgent et l'invisible

Il faut tenter de sortir de la fascination du visible, du tangible, pour rejoindre l'œuvre ou le rêve d'amour avant sa glissée dans la réalité, avant sa coagulation. Un instant avant que tout n'apparaisse définitif.
Rejoindre l'œuvre dans l'espace où elle est en flottaison.
Cet espace ne sera jamais aboli - même après sa dévastation sur terre. A combien de destructions de la vraie ville survit la Jérusalem céleste? Dans cet espace éminemment réel - le mundus imaginalis des mystiques - demeure à jamais le trace de la lumière fertile? C'est l'espace de l'éros créateur, l'espace divin.
Ouvrir le champ à cette conscience créatrice est le clef de la transmission.
S'attarder ensemble au seuil des possibles.
Se promener dans la chapelle Sixtine, les yeux rivés sur la coupole vide avant le premier coup de pinceau de Michel-Ange.
Errer dans les chantiers du monde, sur l'emplacement de la mosquée Bleue ou de l'abbaye du Thoronet quelques jours avant le premier coup de pioche quand y paissaient encore les moutons et y cabriolaient les chèvres.
Marcher de nuit dans New-York et y entendre bruire la forêt sacrée des Iroquois.
Rejoindre le moment de bifurcation où la vie s'invente de neuf.
Il faut répéter sans se lasser que ce qui existe sur terre n'est qu'une ombre du possible, une option entre mille autres. Nous avons été invités à jouer au jeu des dieux, à créer du frémissement, de l'ample, du vivant - et non à visser l'écrou de la coercition sociale et des soi-disant impératifs économiques.
Notre inertie rend probable que le probable ait lieu - mais il n'est pas pour autant improbable que ce soit l'improbable qui surgisse.
Ce qu'il y a de toute urgence à transmettre est invisible.

Christiane Singer
N'oublie pas les chevaux écumants du passé
Albin Michel

Je viens de lire avec gourmandise ce livre riche et profond. Comme le dit la quatrième de couverture "ce livre de sagesse dont on ressort apaisé et radieux". Le titre est emprunté à un adage japonais. Je cite encore cette phrase "Le passé fait halte à l'auberge de l'aujourd'hui. Ignorer sa présence, fermer les auvents et les volets serait barbare".

mardi 13 avril 2010

Les rillettes de Proust

Dans la ferme de mon enfance, il fallait d'abord tuer le cochon. Avec mes deux frères, nous en avions une peur panique parce que ça faisait vraiment beaucoup de bruit un cochon qu'on saignait pour récolter le sang (et donc faire du boudin). Nous courions nous réfugier dans la cave auprès de la baratte. Mais une fois le calme revenu, c'était la fête. Les côtes et les grillades, les filets mignons, les saucisses, les jambonneaux alignés sur la table par le charcutier venu donner un coup de main, nous en salivions, mais pour moi, le plus chouette restait à venir. Il fallait attendre le soir pour que dans le grand chaudron placé au-dessus du feu de cheminée cuisent lentement les rillettes, mes rillettes à moi... J'avais à peine le droit de saisir la très grande cuillère en bois pour remuer les rillettes fumantes, car mon poignet était trop fragile pour opérer délicatement. J'étais au comble du bonheur quand je tenais la cuillère avec Mamani ou Maurice, le garçon de ferme. La cuisson terminée, c'était ensuite le moment de remplir de grands bocaux qu'on fermait et qu'on alignait sur une étagère... et il fallait bien entendu attendre qu'elles refroidissent... mais dès que cela était possible, hmmm!
Je coupais une grande tartine dans une des miches de pain cuites par Mamani, je plongeais une cuillère à soupe dans un bocal de rillettes et je plaçais une petite motte de ma gourmandise sur un bord de la tartine. Avec un couteau, je découpais alors un peu de la motte de rillettes que je portais sur le bord opposé de la tartine et je découpais alors la bouchée de pain sur laquelle j'avais placé mes rillettes... Hmmm, j'ai dit, hmmm, je le redis.
J'ai toujours pensé - et fait savoir à qui voulait l'entendre - que les rillettes de mon enfance étaient ma madeleine à moi...

Et voilà que je découvre un petit livre intitulé Les rillettes de Proust, écrit par Thierry Maugenest. Un délice. J'en livre la quatrième de couverture. Vous êtes passionné par la littérature? Vous rêvez d'embrasser la carrière d'auteur? Vous envisagez d'écrire le prochain chef-d'œuvre des lettres françaises? Vous comptez devenir académicien ou recevoir le prix Nobel? Ce petit livre est fait pour vous! Les cinquante fiches-conseils que vous trouverez dans les pages qui suivent, abondamment illustrées de textes connus ou inédits, vous permettront à votre tour d'obtenir le label GRANTÉCRIVAIN.
Les rillettes correspondent à la fiche L'envie des mets, où l'auteur se livre à un grand numéro de pastiche de Proust. Cela commence par : Comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un bock de bière. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher une de ces charcuteries onctueuses et charnues appelée Rillettes du Mans. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres le verre de bière où j'avais laissé s'amollir une tartine de rillettes. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du pâté toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi...

Et je reviens sur mon dernier message. Une autre fiche, intitulée Les synonymes similaires, conseille au lecteur

de ne pas écrire

Les jérémiades oblongues
Des crincrins
De l'arrière-saison
Contusionnent mon muscle cardiaque
D'un stress
Uniforme.

Tout asphyxié
Et incolore, lorsque
Tintent soixante minutes,

Je me remémore
La vielle époque
Et je geins ;

Et je circule
A la rafale exécrable
Qui me traîne
A droite, à gauche
Conformément à la
Ramée desséchée.

mais d'écrire

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,

Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Mais vous aviez naturellement identifié la Chanson d'automne, de Paul Verlaine.

lundi 5 avril 2010

Intimes

Nos différences peuvent donner lieu aux violences et aux abus de pouvoir les plus insensés. Mais elles peuvent aussi servir de nourriture à l'amour. A la limite, le masculin et le féminin sont uniquement des façons différentes d'appréhender la réalité, une "objectivité" de la nature à laquelle il est bon de se plier. L'attirance, le désir exigent que je ne sois jamais tout à fait pareil à toi, femme, pour que nous puissions, dans l'amour, abolir nos différences. Pour que nous puissions nous perdre et nous reconnaître l'un dans l'autre, dans notre continuité profonde ; là où il n'y a plus ni soumis ni soumise, là où, pendant de courts moments, règnent la liberté et la grâce d'être soi-même, ensemble. Alors nous sommes "liés par ce qu'il y a de plus profond", enfin délivrés, ne sachant plus où l'un commence et où l'autre finit. Nous voici enfin devenus intimes.

Guy Corneau
Père manquant, fils manqué

Ce livre comporte beaucoup plus que cet extrait, tellement plus. Mais je vais garder pour moi tout ce que j'en ai retiré.