mardi 15 décembre 2009

Maintenant j'ai grandi

Enfant
j'ai vécu drôlement
le fou rire tous les jours
le fou rire vraiment
et puis une tristesse tellement triste
quelquefois les deux en même temps
Alors je me croyais désespéré
Tout simplement je n'avais pas d'espoir
je n'avais rien d'autre que d'être vivant
j'étais intact
j'étais content
et j'étais triste
mais jamais je ne faisais semblant
Je connaissais le geste pour rester vivant
Secouer la tête
pour dire non
secouer la tête
pour ne pas laisser entrer les idées des gens
Secouer la tête pour dire non
et sourire pour dire oui
oui aux choses et aux êtres
aux êtres et aux choses à regarder à caresser
à aimer
à prendre ou à laisser
J'étais comme j'étais
sans mentalité
Et quand j'avais besoin d'idées
pour me tenir compagnie
je les appelais
Et elles venaient
et je disais oui à celles qui me plaisaient
les autres je les jetais

Maintenant j'ai grandi
les idées aussi
mais ce sont toujours de grandes idées
de belles idées
d'idéales idées
Et je leur ris toujours au nez
Mais elles m'attendent
pour se venger
et me manger
un jour où je serai très fatigué
Mais moi au coin d'un bois
je les attends aussi
et je leur tranche la gorge
je leur coupe l'appétit.

Jacques Prévert (1900-1977)
La pluie et le beau temps

samedi 5 décembre 2009

Vers dorés

Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant ;
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
"Tout est sensible !" - Et tout sur ton être est puissant !

Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie
A la matière même un verbe est attaché...
Ne la fais pas servir à quelque image impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un oeil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

Gérard de Nerval

Ce poème est cité par Jacques de Coulon dans son livre Soyez poète de votre vie (Douze clés pour se réinventer grâce à la poésie-thérapie). J'y reviendrai peut-être un jour prochain.

Libérant les émotions et l'imaginaire, la poésie fait vibrer des symboles au plus profond de notre psyché. Elle nous élève et nous vivifie. Elle montre qu'il n'est pas nécessaire de changer de décor pour vivre autrement : souvent, une légère modification de l'éclairage suffit à renouveler le regard que nous portons sur nous-mêmes et sur notre environnement. (4° de couverture du livre).

jeudi 26 novembre 2009

Musique

Tout est mouvement dans mon être ;
Tout est musique devant moi :
J'entends la voix de mon émoi ;
J'écoute la chanson du hêtre.

Tout est harmonie en ce lieu ;
Tout est poésie à cette heure :
Tout ce qui rit, tout ce qui pleure,
C'est des stances que dit le dieu.

L'odeur qui du jardin s'élève,
La guirlande de mes amours,
Tout est musique aux alentours,
Tout est mouvement dans mon rêve.

Tout est cadence, ce matin ;
Tout est rythme en ce paysage :
L'aube qui baigne mon visage,
L'ombre qui fuit vers le lointain.

Et, là-bas, la courbe énergique
Qui joint les monts au firmament,
C'est encore du mouvement,
C'est encore de la musique.

Fernand Mazade
1863 - 1939

mardi 17 novembre 2009

Il va neiger...

Il va neiger dans quelques jours. Je me souviens
de l'an dernier. Je me souviens de mes tristesses
au coin du feu. Si l'on m'avait demandé : qu'est-ce ?
J'aurais dit : laissez-moi tranquille, ce n'est rien.

J'ai bien réfléchi, l'année d'avant, dans ma chambre,
pendant que la neige lourde tombait dehors.
J'ai réfléchi pour rien. A présent comme alors
je fume une pipe en bois avec un bout d'ambre.

Ma vieille commode en chêne sent toujours bon.
Mais moi j'étais bête parce que ces choses
ne pouvaient pas changer et que c'est une pose
de vouloir chasser les choses que nous savons.

Pourquoi donc pensons-nous et parlons-nous ? C'est drôle ;
nos larmes et nos baisers, eux, ne parlent pas
et cependant nous les comprenons, et les pas
d'un ami sont plus doux que de douces paroles.

On a baptisé les étoiles sans penser
qu'elles n'avaient pas besoin de nom, et les nombres
qui prouvent que les belles comètes dans l'ombre
passeront, ne les forceront pas à passer.

Et maintenant même, où sont mes vieilles tristesses
de l'an dernier ? A peine si je m'en souviens.
Je dirais : laissez-moi tranquille, ce n'est rien,
si dans ma chambre on venait me demander : qu'est-ce ?

Francis Jammes (1868 - 1938)
De l'Angelus de l'Aube à l'Angelus du Soir

samedi 7 novembre 2009

Humanité

Il est vrai que beaucoup de gens prennent plaisir à haïr. "Haïr est sacré" disait Zola. Haïr donne aux gens l'impression qu'ils ont des principes et des opinions. Mais j'objecterai que découvrir un trait admirable ou touchant chez quelqu'un d'incompréhensible ou de détestable n'est certainement pas moins satisfaisant. Les sentiments humains partagés, les larmes qui montent aux yeux devant la souffrance de complets étrangers, sont parmi les émotions les plus profondes. Chaque fois que nous en faisons l'expérience, nous redécouvrons notre appartenance à l'immense famille qu'est l'humanité. Humanité signifie à la fois "tout le monde" et "bonté". Rares sont les gens qui sont totalement dépourvus de bonté. Découvrir ce précieux filon sous un sol pierreux compte parmi les défis les plus exaltants.

Théodore Zeldin
De la conversation
Comment parler peut changer votre vie.

mardi 27 octobre 2009

Yéchoua (Jésus)

(C'est Pilate qui parle)
... J'apprécie que ce Yéchoua n'assène rien sans faire appel à la liberté de ses interlocuteurs. Quelle différence avec les prêtres qui vous assomment de dogmes, les philosophes de raisonnements, les avocats de rhétorique. Yéchoua ni n'impose, ni ne raisonne, ni ne convainc. Il sollicite une disponibilité intérieure, une porte que nous consentirions à ouvrir et, à cette condition-là, propose son message qui nous ouvre une vie différente. Quelle étrange douceur...


Eric-Emmanuel Schmitt
L'Evangile selon Pilate

vendredi 23 octobre 2009

L'entretien avec Nicodème

Or il y avait parmi les Pharisiens un homme du nom de Nicodème, un notable des Juifs. Il vint de nuit trouver Jésus et lui dit : « Rabbi, nous le savons, tu viens de la part de Dieu comme un Maître : personne ne peut faire les signes que tu fais, si Dieu n’est pas avec lui. » Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu. » Nicodème lui dit : « Comment un homme peut-il naître, étant vieux ? Peut-il une seconde fois entrer dans le sein de sa mère et naître ? » Jésus répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis, à moins de naître d’eau et d’Esprit, nul ne peut entrer dans le Royaume de Dieu. Ce qui est né de la chair est chair, ce qui est né de l’Esprit est esprit. Ne t’étonne pas si je t’ai dit : Il vous faut naître à nouveau. Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais pas d’où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit.»

La Bible
L’Evangile selon Saint Jean
Chapitre 3, versets 1 à 8

Merci, Charlotte, de m’avoir guidé vers ce texte.

dimanche 4 octobre 2009

Chanson de la fleur

Je suis un mot gentil dit et répété
Par la voix de la Nature ;
Je suis une étoile tombée de la
Tente bleue sur le tapis vert.
Je suis la fille des éléments
Avec lesquels l'Hiver a procréé ;
A qui le Printemps a donné naissance ; je fus
Érigée dans le giron de l'Été et je
Me suis endormie dans le lit de l'Automne.

A l'aube, je m'unis à la brise
Pour annoncer la venue de la lumière ;
Le soir, je rejoins les oiseaux
Dans leur salut à la lumière.

Les plaines sont ornées de
Mes belles couleurs, et l'air
Est embaumé par mon parfum.

Quand j'étreins le Soleil, les yeux de
La nuit me regardent, et quand je
M'éveille, je regarde le Soleil, qui est
L'œil unique du jour.

Je bois la rosée comme du vin, je prête l'oreille
Aux voix des oiseaux et je danse
Sur le mouvement rythmé de l'herbe.

Je suis le cadeau de l'amant ;
Je suis la guirlande des noces ;
Je suis le souvenir d'un moment de bonheur ;
Je suis le dernier cadeau du vivant au mort ;
Je suis une part de joie et une part de chagrin.

Mais je regarde vers le haut pour ne voir que la lumière,
Et ne regarde jamais vers le bas pour voir mon ombre,
C'est une sagesse que l'homme devrait apprendre.

Khalil Gibran
Le Sable et l'Ecume (et autres poèmes)

vendredi 2 octobre 2009

Mozart l'égyptien

En 1997, un petit ovi (objet volant identifié) apparaît dans le paysage des "variétés classiques" françaises. Sous l'égide d'une pensée de Rabindranath Tagore : "L'Orient et l'Occident sont sans cesse en quête l'un de l'autre, ils doivent finir par se rencontrer", Hughes de Courson et Ahmed al Maghreby concoctent deux disques qui marient, avec au minimum un petit talent, des musiques de Mozart et des rythmes orientaux (Mozart l'égyptien 1 et 2). Comme on dit avec précaution : On aime ou on n'aime pas. On peut aussi se demander ce que notre très cher Wolfgang Amadeus en aurait pensé ou s'il n'est pas encore en train de se retourner dans sa tombe.

Le morceau que j'ai choisi, l'andante du concerto n° 23 pour piano et orchestre, est le moins iconoclaste de toute la production. Cela devient Concerto pour oud et piano et, accompagné par un jeu scénique assez réussi, c'est un moment plutôt agréable. Bonne écoute.

jeudi 20 août 2009

L'air de La Wally (Diva)

Jean-Jacques Beineix n'a pas réalisé beaucoup de films long métrage : 6 en tout. Avec son style très personnel et généralement attachant mais pas toujours exempt de maniérisme et de grandiloquence (il s'est parfois pris les pieds dans le tapis) et avec son franc-parler, ce réalisateur tient une place à part dans le monde du cinéma. Son premier long métrage, Diva, tout en rebondissements et poursuites, commençait par l'enregistrement pirate réalisé par un jeune postier de l'air Ebben ? Ne andrò lontana, morceau le plus connu d'un opéra qui l'est moins, La Wally d'Alfredo Catalani, chanté par Cynthia Hawkins, rôle interprété par Wilhelmenia Wiggins Fernandez. Voici la scène.


La suite du film serait longue à raconter et ce n'est pas mon propos.

mercredi 19 août 2009

La paix intérieure

Vous me demandez souvent :
- COMMENT obtient-on la paix intérieure ?
je vous dis :
- Quant vous aurez trouvé d'où vient le COMMENT en vous, la question ne se posera plus. Vous aurez la paix.

Ma Anandamoyi
Traduction Jean-Claude Marol (je le rappelle, Jean-Claude était un ami)

samedi 15 août 2009

Pour toi, Marc

Combien de temps l'homme peut-il passer à se rappeler le meilleur de l'enfance ? Et s'il profitait plutôt du meilleur de la vieillesse ? A moins que le meilleur de la vieillesse ne soit justement cette nostalgie du meilleur de l'enfance.

Philip Roth
Un homme

dimanche 9 août 2009

Christian Bobin et les poètes

J'ai pourtant délaissé depuis quelques temps les poètes, mais ils me reviennent sans cesse au coeur comme un boomerang que je lance malgré moi, qui tournoie au-dessus de ma tête et que je saisis en plein vol avant qu'il ne s'écrase dans l'herbe...
Récemment - je l'ai dit dans ce blog - c'était à propos d'un livre d'Albert Cohen. Aujourd'hui, c'est un extrait de La lumière du monde de Christian Bobin. Il y a tant de sujets à réflexion dans ce livre, mais je reviens sur ce passage...

La plupart des poèmes sont comme des allumettes qu'on gratte : ils nous éclairent pendant quelques secondes et cela fait une jolie flamme, mais ensuite, il ne nous reste plus à la main qu'un petit bout de bois calciné. Je n'ai jamais vu la lumière, mais je la connais toute, et je sais que la vraie lumière ne s'éteint pas comme ça. Ce ne sont pas les poètes qui donnent la plus grande lumière, mais ceux qui ont aperçu une lumière plus belle que la poésie.

C'est une vision des choses, je l'accepte.

mercredi 29 juillet 2009

Donald Shimoda

Ce nom vous dit-il quelque chose ? Oui ? Non ? C'est celui du Messie, dans Le Messie récalcitrant de Richard Bach, l'auteur de Jonathan Livingston le Goéland. Je viens de relire ce livre 23 ans après la première fois et je ne devais sûrement pas avoir les mêmes lunettes internes. Certes, on n'y trouve pas la puissance, la subtilité, la profondeur d'autres livres qui conduisent notre recherche, pour ne pas dire notre vie, mais au-dessous d'anecdotes amusantes, on peut ouvrir un coffret à réflexions génératrices d'échanges potentiels. Voici quelques pépites extraites de ce ruisseau aurifère.

Ce que la chenille appelle la fin du monde, le Maître (on peut dire le Sage) l'appelle un papillon.

Afin de vivre libre et joyeux, tu dois sacrifier l'ennui. Ce n'est pas toujours un sacrifice facile.

Voici une épreuve pour découvrir si ta mission sur terre est terminée: si tu es vivant, c'est qu'elle ne l'est pas.

Il n’est jamais un problème qui n’ait un cadeau pour toi entre ses mains.

Il ne t’est jamais donné un désir sans que te soit donné le pouvoir de le rendre réalité.

lundi 27 juillet 2009

Trois traces de Christian Bobin

La lecture de La dame blanche (Emily Dickinson) de Christian Bobin réserve au lecteur des moments d'ivresse des cimes, d'intense richesse, de (re)découverte. Avant d'en parler éventuellement, il faudra certainement que je relise cet ouvrage, mieux, que je le déguste. En attendant, voici trois traces, prises parmi les métaphores et aphorismes de cet excellent (comme tous les Bobin !) petit opus.

Le néant et l'amour sont de la même race terrible. Notre âme est le lieu de leur empoignade indécise.

Rencontrer quelqu'un, le rencontrer vraiment - et non simplement bavarder comme si personne ne devait mourir un jour -, est une chose infiniment rare. La substance inaltérable de l'amour est l'intelligence partagée de la vie.

Parfois quelqu'un surgit qui nous sauve de notre personnage, que nous avions fini par confondre avec notre personne. Une telle résurrection demande deux choses - de l'audace, et de l'amour. L'audace est comme le feu qui ne s'embarrasse d'aucune nuance de bois. L'amour est la bienveillance inlassablement maintenue.

samedi 25 juillet 2009

Albert Cohen et les poètes

J'ai lu avec grand plaisir Le livre de ma mère d'Albert Cohen. Beaucoup disent qu'il s'agit là d'un livre bouleversant, émouvant, déchirant... C'est exact. Je dois cependant dire que son côté obsessionnel m'a parfois pesé sur l'estomac et pourtant mon frère et moi - mais moi pas tout-à-fait comme Marc - nous sommes concernés par le même souvenir d'une mère.

Je ne veux pas qu'elle soit morte. Je veux un espoir... Qui me donnera la croyance en une merveilleuse vie où je retrouverai ma mère ? Frères, ô mes frères humains, forcez-moi à croire en une vie éternelle, mais apportez-moi de bonnes raisons et non de ces petites blagues qui me donnent la nausée tandis que, honteux de vos yeux convaincus, je réponds oui, oui, d'un air aimable. Ce ciel où je veux revoir ma mère, je veux qu'il soit vrai et non une invention de mon malheur.

Mais ce n'est pas pour une mère - aussi présente soit-elle - que je veux parler de ce livre.
Pendant plusieurs semaines, je me suis gavé de poésie, en recherchant certes des passages qui s'adressaient à une personne bien précise mais en vivant aussi une véritable jouissance intellectuelle favorisant entre autres l'envie d'écrire moi aussi. Certes, je me suis, en ce qui concerne les poètes modernes, obstiné comme une mouche contre une vitre sur de longs passages abscons (voir mon message L'évidence poétique du 28 mai 2009) et je me suis parfois demandé si tel poète ne racontait pas en somme n'importe quoi pour faire joli ou pour tromper son lecteur. Mais je ne me suis pas déchaîné contre les poètes comme Albert Cohen.

Les poètes qui ont chanté la noble et enrichissante douleur ne l'ont jamais connue, âmes tièdes et petits cœurs, ne l'ont jamais connue, malgré qu'ils aillent à la ligne et qu'ils créent génialement des blancs saupoudrés de mots, petits feignants, impuissants qui font de nécessité vertu. Ils ont des sentiments courts et c'est pour ça qu'ils vont à la ligne. Faiseurs de chichis, prétentieux nains juchés sur de hauts talons et agitant le hochet de leurs rimes, si embêtants, faisant un sort à chaque mot excrété, si fiers d'avoir des tourments d'adjectifs, tout ravis dès qu'ils ont écrit quatorze lignes, vomissant devant leur table quelques mots où ils voient mille merveilles et qu'ils suçotent et vous forcent à suçoter avec eux, avisant les populations de leurs rares mots sortis, rembourrant de culot leurs maigres épaules, rusés managers de leur génie constipé, tout persuadés de l'importance de leur pouahsie. La douleur qui rabâche et qui transpire, la bouche entrouverte, ils n'en chanteraient pas la beauté s'ils l'avaient connue, et ils ne nous diraient pas que rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur, ces petits bourgeois qui n'ont rien acheté à prix de sang. Je la connais, la douleur, et je sais qu'elle n'est ni noble ni enrichissante mais qu'elle te ratatine et réduit comme tête bouillie et rapetissée de guerrier péruvien, et je sais que les poètes qui souffrent tout en cherchant des rimes et qui chantent l'honneur de souffrir, distingués nabots sur leurs échasses, n'ont jamais connu la douleur qui fait de toi un homme qui fut.

Autant dire que je suis loin de partager les mots d'Albert Cohen, mais a-t-il toujours faux ?

samedi 27 juin 2009

Stances

Nuages qu'un beau jour à présent environne,
Au-dessus de ces champs de jeune blé couverts,
Vous qui m'apparaissez sur l'azur monotone,
Semblables aux voiliers sur le calme des mers ;

Vous qui devez bientôt, ayant la sombre face
De l'orage prochain, passer sous le ciel bas,
Mon cœur vous accompagne, ô coureurs de l'espace !
Mon cœur qui vous ressemble et qu'on ne connaît pas.

*

Quand reviendra l'automne avec les feuilles mortes
Qui couvriront l'étang du moulin ruiné,
Quand le vent remplira le trou béant des portes
Et l'inutile espace où la meule a tourné,

Je veux aller encor m'asseoir sur cette borne,
Contre le mur tissé d'un vieux lierre vermeil
Et regarder longtemps dans l'eau glacée et morne
S'éteindre mon image et le pâle soleil.

Jean Moréas (1856-1910)

mardi 23 juin 2009

Vers l'inépuisable

Première parenthèse dans mon silence... Charlotte Kuder-Schutz, pasteure à Hyères, m'a communiqué ce poème tiré de "vers l'inépuisable" de Francine Carillo, qui était pasteure à Genève.

on croit toujours
que la vie est derrière

on se fait du mal
à penser en arrière

grandir n'est pas fuir
mais choisir

élire son orient
consentir au vent

qui souffle
où il veut

on peut se raidir
sous les bourrasques

se perdre
dans la rébellion

on peut aussi
s'assouplir

et accueillir le miracle
d'être emmené

sur la terre des vivants
par le Souffle de tout instant

jeudi 28 mai 2009

L'évidence poétique

Je termine la lecture du Livre d'or de la poésie française de Pierre Seghers et je suis parfois dérouté par des textes dont je ne saisis pas la signification, surtout chez les poètes "modernes". J'ai trouvé quelque explication (quelques mots de réconfort ? je le pense) chez Paul Eluard (1895-1952).

Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consomme pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas, je le répète, d'invoquer mais d'inspirer. Tant de poèmes d'amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. La compréhension, comme le désir, comme la haine, est faite de rapports entre la chose à comprendre et les autres, comprises ou incomprises. C'est l'espoir ou le désespoir qui déterminera pour le rêveur éveillé — pour le poète — l'action de son imagination. Qu'il formule cet espoir ou ce désespoir et ses rapports avec le monde changeront immédiatement. Tout est au poète objet à sensations et, par conséquent, à sentiments. Tout le concret devient alors l'aliment de son imagination et l'espoir, le désespoir passent, avec les sensations et les sentiments, au concret.

Deux autres textes, de Pierre Reverdy (1889-1960) viennent soutenir mon approche parfois hésitante de la poésie.

Le poète ne doit pas perdre son rang de spectateur particulier et supérieur, subtil, pénétrant, imaginatif et capable de relier toute chose par des rapports qu’il est seul capable de découvrir et de faire voir.
Son rôle est d’extraire de toutes choses, de tout spectacle, de tout accident dans le domaine physique ou moral, la substance qu’il transportera ensuite sur un autre plan, celui de l’art, où son pouvoir créateur accomplira la sublime transformation. Il ne saurait consentir à immoler ou à asservir la poésie à quelque sujet ou phénomène social que ce soit, sans faillir à sa vraie mission. Il se doit de dérober à quelque chose la part qui en revient à la poésie.

...
La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. Ce n’est pas pour se distraire ou pour distraire un public quelconque que le poète écrit. Ce qui l’inquiète, c’est son âme et les rapports qui la relient, malgré tous les obstacles, au monde sensible et extérieur.
Ce qui pousse le poète à la création, c’est le désir de se mieux connaître, de sonder sa puissance intérieure constamment, c’est l’obscur besoin d’étaler sous ses propres yeux cette masse qui pesait trop lourdement dans sa tête et dans sa poitrine. Car la poésie, même la plus calme en apparence, est toujours le véritable drame de l’âme. Son action profonde et pathétique.
Le poète est un plongeur qui va chercher dans les plus intimes profondeurs de sa conscience les matériaux sublimes qui viendront se cristalliser quand sa main les portera au jour.

vendredi 15 mai 2009

La musique

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile !

La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;

Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions

Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !

Charles Baudelaire (1821-1867)

(Ce poème me fait penser à une magnifique sculpture
de Christian Jacques, achetée il y a quelques années,
actuellement en "prêt longue durée" chez Lydie)

De Baudelaire :

Tout homme bien portant peut se passer de manger pendant deux jours, - de poésie jamais.

La poésie, pour peu qu'on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d'enthousiasme, n'a pas d'autre but qu'elle-même ; elle ne peut pas en avoir d'autre et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d'écrire un poème.

vendredi 8 mai 2009

Jean-Baptiste Chassignet

J'ai découvert au hasard de mes lectures (je baigne dans la poésie en ce moment) Jean-Baptiste Chassignet (1571-1620). Bonne culture humaniste et juridique, il a publié à 23 ans "Le Mespris de la Vie et Consolation contre la Mort", où sa hantise de la mort donne naissance à une poésie baroque qui, à mon avis, le place en précurseur de Rimbaud. Voici deux de ses sonnets. Je ne suis pas étranger à cet état d'esprit...

Comme petits enfants d'une larve outrageuse,
D'un fantôme, ou d'un masque, ainsi nous avons peur,
Et redoutons la mort, la concevant au cœur
Telle comme on la fait, hâve, triste, et affreuse :

Comme il plaît à la main ou loyale, ou trompeuse
Du graveur, du tailleur, ou du peintre flatteur
La nous représenter sur un tableau menteur,
Nous l'imaginons telle, agréable, ou hideuse :

Ces appréhensions torturant nos cerveaux
Nous chassent devant elle, ainsi comme bouveaux
Courent devant le loup, et n'avons pas l'espace

De la bien remarquer : ôtons le masque feint,
Lors nous la trouverons autre qu'on ne la peint,
Gracieuse à toucher, et plaisante de face.

*
J'ay voulu voyager, à la fin le voyage
M'a fait en ma maison mal content retirer.
En mon estude seul j'ay voulu demeurer,
En fin la solitude a causé mon dommage.

J'ay voulu naviguer, en fin le navigage
Entre vie et trespas m'a fait desesperer.
J'ay voulu pour plaisir la terre labourer,
En fin j'ay mesprisé l'estat du labourage.

J'ay voulu pratiquer la science et les ars,
En fin je n'ay rien su ; j'ay couru le hasars
Des combats carnassiers, la guerre ore m'offence :

Ô imbecillité de l'esprit curieus
Qui mescontent de tout de tout est desireus,
Et douteus n'a de rien parfaite connoissance.

mardi 5 mai 2009

Stances de l'impossible

L'été sera l'hiver et le printemps l'automne,
L'air deviendra pesant, le plomb sera léger :
On verra les poissons dedans l'air voyager
Et de muets qu'ils sont avoir la voix fort bonne.
L'eau deviendra le feu, le feu deviendra l'eau
Plutôt que je sois pris d'un autre amour nouveau.

Le mal donnera joie, et l'aise des tristesses !
La neige sera noire, et le lièvre hardi,
Le lion deviendra du sang acouardi,
La terre n'aura point d'herbes ni de richesses ;
Les rochers de soi-même auront un mouvement
Plutôt qu'en mon amour il y ait changement.

Le loup et la brebis seront en même étable
Enfermés sans soupçon d'aucune inimitié ;
L'aigle avec la colombe aura de l'amitié
Et le caméléon ne sera point muable.
Nul oiseau ne fera son nid au renouveau
Plutôt que je sois pris d'un autre amour nouveau.

La lune qui parfait en un mois sa carrière
La fera en trente ans au lieu de trente jours ;
Saturne qui achève avec trente ans son cours
Se verra plus léger que la lune légère :
Le jour sera la nuit, la nuit sera le jour
Plutôt que je m'enflamme au feu d'un autre amour.

Les ans ne changeront le poil ni la coutume,
Les sens et la raison demeureront en paix,
Et plus plaisants seront les malheureux succès
Que les plaisirs du monde au coeur qui s'en allume.
On haïra la vie, aimant mieux le mourir
Plutôt que l'on me voie à autre amour courir.

On ne verra loger au monde l'espérance ;
Le faux d'avec le vrai ne se discernera,
La fortune en ses dons changeante ne sera,
Tous les effets de mars seront sans violence,
Le soleil sera noir, visible sera Dieu
Plutôt que je sois vu captif en autre lieu.


Amadis Jamyn (1538-1592)
Grand ami de Ronsard, traducteur de l'Iliade et l'Odyssée

dimanche 3 mai 2009

Fandango de Boccherini

Luigi Boccherini (1743-1805) "le plus grand violoncelliste de son temps", né en Toscane qu'il quitta pour Vienne, la France et enfin l'Espagne où il finit sa vie, a brillé quelques années pour finir isolé et désargenté. Parmi ses œuvres, je présente le Fandango, extrait du Quintet n°4, où l'on sent nettement l'influence espagnole. Ce final a donné lieu à toutes sortes d'interprétations : avec grand orchestre à cordes, avec guitares seules, avec prédominance d'une danseuse espagnole, sans tambourin ni castagnettes... L'interprétation présentée ici me semble être la plus proche de la partition originelle. Ecoutons...

vendredi 24 avril 2009

Cold Genius (Cold song) de Purcell

Le chant du Génie du froid du King Arthur de Purcell est ici interprété par un "Petit Opéra" russe. Scénographie très moderne, interprétation peut-être plus fidèle que celle de Klaus Nomi (voir message d'hier).

A vos commentaires, pour me dire quelle est votre version préférée... sans tenir compte de la qualité de l'image !

jeudi 23 avril 2009

Cold song

Klaus Nomi, chanteur allemand (1944-1983), fut un artiste inclassable, mêlant opéra et musique expérimentale, au style original et au look délirant (costume d'extra-terrestre, maquillage outrancier et coiffure très travaillée). Sa voix pouvait passer du contre-ténor au baryton-basse. Le morceau que je présente est son plus connu. Il s'agit de Cold Song, extrait du King Arthur de Purcell, qu'il interprète avec sa voix de contre-ténor alors que la partition originale est écrite pour voix de basse. Sur la vidéo, Klaus Nomi n'a pas son costume habituel, sa coiffure non plus.

lundi 20 avril 2009

Ballade

O fols des fols, et les fols mortels hommes,
Qui vous fiez tant aux biens de fortune
En cette terre et pays où nous sommes
Y avez vous de chose propre aucune ?
Vous n'y avez chose vôtre sauf une,
Hors les beaux dons de grace et de nature.
Si la Fortune donc, par un cas d'aventure,
Vous toult (1) les biens que vôtres vous tenez,
Tort ne vous fait, ainsi vous fait droiture,
Car vous n'aviez rien quand vous fûtes né.
(1) Prend
Ne laissez plus le dormir à grand somme
En votre lit, par nuit obscure et brune
Pour acheter richesse à grandes sommes.
Ne convoitez choses dessous la lune,
Ni de Paris jusques à Pampelune
Mais ce qui fault (2), sans plus, à créature
Pour recouvrer sa simple nourriture.
Suffisez-vous d'être bien renommé
Et d'emporter bon loz (3) en sépulture,
Car vous n'aviez rien quand vous fûtes né.
(2) Manque
(3) Regrets
Les joyeux fruits des arbres, et les pommes,
Au temps que fut toute chose commune,
Et le beau miel et les glands et les gommes,
Suffisaient bien à chacun et chacune
Et pour ce fut sans noise et sans rancune.
Soyez content du chaud et des froidures
Ainsi prenez Fortune douce et sure.
Pour vos pertes, griefve (4) deuil n'en venez
Mais à raison, à point et à mesure
Car vous n'aviez rien quand vous fûtes né.
(4) Grave
Si Fortune vous fait aucune injure
C'est de son droit, là ne l'en reprenez
Et perdissiez jusques à la vêture
Car vous n'aviez rien quand vous fûtes né.

 
Alain Chartier (1390 - vers 1440)
Poète (parfois polémiste - cf Le Quadrilogue invectif), secrétaire de Charles VI et Charles VII, il fut appelé "Père de l'éloquence française". L'histoire en général et ma petite histoire personnelle ne désignent pas cet Alain Chartier comme un mien aïeul, mais, compte tenu de la virtuosité et de la pertinence des propos de sa Ballade, je me déclarerais bien volontiers comme son "p'tit p'tit p'tit p'tit p'tit fillot".

mardi 14 avril 2009

J'ai tant rêvé de toi


J'ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant et de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués, en étreignant ton ombre, à se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante et me gouverne depuis des jours et des années, je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.
J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus.
J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme qu’il ne me reste plus peut-être, et pourtant, qu’à être fantôme parmi les fantômes et plus ombre cent fois que l’ombre qui se promène et se promènera allègrement sur le cadran solaire de ta vie.
Robert Desnos (1900-1945) - Corps et Biens

vendredi 10 avril 2009

Double jeu

La guitare manouche - pour ceux qui apprécient - invite au voyage, intérieur peut-être... Parmi les spécialistes actuels, dignes héritiers de Django, je veux mentionner Romane, entre autres parce qu'il est le cousin de Lydie. Il a enregistré d'excellents morceaux avec Stochelo Rosenberg, dont ce morceau "Double jeu".


jeudi 2 avril 2009

Raymond Devos

Raymond Devos me manque. Je ne l'ai vu que quatre fois sur scène, toujours avec beaucoup de plaisir : rire et poésie d'un saltimbanque, agilité y compris physique d'un polyvalent et surtout art exceptionnel d'un jongleur de mots jusqu'à l'absurde.
Je relis régulièrement des sketches de cet immense artiste à côté duquel les petits faiseurs d'histoires supposées drôles ne font que gribouillis et galimatias.
Qui écrirait actuellement : "L'ouïe de l'oie de Louis a ouï. Ah oui ? Et qu'a ouï l'ouïe de l'oie de Louis ? Elle a ouï ce que toute oie oit" ?
Raymond Devos faisait parfois appel sur scène à des chansons d'autres artistes ("Mon manège à moi", "La chansonnette"...)
Je vous invite à partager un petit moment de poésie avec une de ses interprétations du "Clown" de Gianni Esposito.

samedi 28 mars 2009

Ciaccona del Paradiso e del Inferno

Au festival d'Ambronay de 2008, Philippe Jaroussky et Christina Pluhar (et son ensemble L'Arpeggiata) s'en sont apparemment donné à cœur joie en insérant un peu d'humour dans une production de très haute tenue artistique. En complément d'un récent message concernant Monteverdi, voici ce qui, faute de traduction, semble être un "dialogue" entre le Paradis et l'Enfer. Auteur : anonyme, de 1657. 

C'est principalement pour toi, Mag. Bonne écoute.

dimanche 15 mars 2009

Stand by me

YouTube, que je n'ai pas l'habitude de consulter, vient de m'offrir de très bonnes surprises. L'enregistrement de la même chanson, sur le même rythme et par des artistes différents, aux quatre coins du monde. Cela donne quelque chose de très chouette. Ecoutez plutôt...

jeudi 12 mars 2009

L'homme intérieur

La seconde partie de la vie a un but plus spirituel. Elle est caractérisée par le "processus d'individuation", un processus au cours duquel le Moi, qu'on pourrait appeler l'homme extérieur, "se sacrifie" au Soi, à l'homme intérieur. C'est bien le Moi, l'ego, l'homme extérieur qui vit cette "descente". Le Soi, lui, au contraire, continue sa progression. Seules les personnes âgées qui vivent cette mutation peuvent comprendre la phrase de Saint Paul aux Corinthiens : "Tandis que notre homme extérieur s'en va en ruine, notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour."... Lorsqu'on affirme que la vieillesse n'est pas uniquement un naufrage mais une croissance, cela ne concerne évidemment pas une réalisation dans le monde extérieur, mais la maturation intérieure.

Marie de Hennezel
La chaleur du cœur empêche nos corps de rouiller
Robert Laffont

lundi 2 mars 2009

Les trois trésors de Lao-tseu

J'ai trois trésors que je détiens et auxquels je m'attache :
le premier est amour,
le deuxième est économie,
le troisième est humilité.
Amoureux, je puis être courageux,
économe, je puis être généreux,
n'osant pas être le premier dans le monde,
je puis devenir le chef du gouvernement.

Quiconque est courageux sans amour,
généreux sans économie
et chef sans humilité,
celui-là va vers la mort.

Qui se bat par amour triomphe,
qui se défend par amour tient ferme,
le ciel le secourt et le protège avec amour.

Chapitre LXVII du Tao-tö king
de Lao-tseu (570-490 avant JC)

dimanche 1 mars 2009

L'ahimsa

L'homme et ses actes sont deux choses distinctes. Alors qu'il convient d'approuver une bonne action et d'en réprouver une mauvaise, il faut toujours, selon le cas, respecter ou plaindre l'auteur de cet acte. "Tu dois haïr le péché mais non le pécheur." C'est là un précepte assez facile à comprendre mais difficile à mettre en pratique. C'est pourquoi la haine répand son poison à travers le monde.
L'ahimsa (1) est le fondement de cette recherche de la vérité. Ne pas tenir compte de cet appui indispensable serait aussi fragile que bâtir sur le sable. S'il convient de s'opposer à certains systèmes et de les détruire, au contraire, le fait de s'en prendre à leurs auteurs reviendrait à vouloir se prendre soi-même pour cible. Car c'est le même pinceau qui nous a tous dessinés.

(1) ahimsa : non-violence active

Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), La voie de la non-violence

jeudi 26 février 2009

Le puits est en toi

Voici un texte qui m'a été communiqué par Charlotte Kuder-Schutz qui, entre autres, organise chaque année une rando dans le désert. Il ne s'agit pas vraiment d'une lecture de ma part, mais cela ne saurait tarder...
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Si tu te contentes de boire l'eau de mon puits, demain tu mourras de soif, soit parce que j'ai fermé la porte, soit parce que je suis en voyage. Si tu veux étancher ta soif, creuse ton terrain et tu trouveras la source, car elle est en toi. Creuse ton puits, ainsi tu auras toujours de l'eau partout où tu iras. Le puits est en toi, l'eau est en toi. Cherche et tu trouveras le trésor... Cherche en toi, mon frère, et tu trouveras.
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Cheik Adda Bentounès, La fraternité des cœurs

mardi 20 janvier 2009

Le Papalagui

En langage samoan, le "Papalagui" désigne le Blanc, l'étranger, littéralement : le pourfendeur de ciel. Le premier missionnaire blanc qui débarqua à Samoa arriva sur un voilier. Les aborigènes prirent de loin les voiles blanches pour un trou dans le ciel, à travers lequel le Blanc venait à eux. Il traversait le ciel.
Le livre Le Papalagui rapporte les paroles (sous forme de onze causeries) de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa dans les îles Samoa. Touiavii était allé au début des années 1900 découvrir l'Europe, dont il avait entendu parler par les Frères Maristes. Revenu avec la conviction que toutes les acquisitions culturelles européennes étaient de la folie, une impasse, il le disait avec le ton de la mélancolie, témoignant que son ardeur missionnaire prenait sa source dans l'amour humain, non dans la haine.
Les propos de Touiavii ont été rapportés en 1920 par Erich Scheurmann.
Même avec le recul du temps, ces propos sont une excellente remise en cause de notre façon de penser et d'agir, de nos certitudes et de ce que nous croyons être nos vérités.
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Quand le mot esprit vient dans la bouche du Papalagui, ses yeux s’agrandissent, s’arrondissent et deviennent fixes, il soulève sa poitrine, respire profondément et se dresse comme un guerrier qui a battu son ennemi, car l’esprit est quelque chose dont il est particulièrement fier. Il n’est pas question là du grand et puissant Esprit que le missionnaire appelle Dieu, et dont nous ne sommes qu’une image chétive, mais du petit esprit qui est au service de l’homme et produit ses pensées.
Quand d’ici je regarde le manguier derrière l’église de la mission, ce n’est pas de l’esprit, parce que je ne fais que regarder. Mais dès que je me rends compte que le manguier dépasse l’église, c’est de l’esprit. Donc il ne faut pas seulement regarder, mais aussi réfléchir sur ce que l’on voit. Ce savoir, le Papalagui l’applique du lever au coucher du soleil. Son esprit est toujours comme un tube à feu chargé ou comme une canne à pêche prête au lancer. Il a de la compassion pour nous, peuple des nombreuses îles, qui ne pratiquons pas ce savoir-réfléchir-sur-tout. D’après lui, nous serions pauvres d’esprit et bêtes comme les animaux des contrées désertiques.
C’est vrai que nous exerçons peu le savoir que le Papalagui nomme penser. Mais la question se pose si est bête celui que ne pense pas beaucoup, ou celui qui pense beaucoup trop...
C’est bon et joyeux, et peut même présenter un intérêt insoupçonné pour celui qui aime ce jeu dans sa tête. Cependant, le Papalagui pense tant que penser lui est devenu une habitude, une nécessité et même une obligation. Il faut qu’il pense sans arrêt. Il parvient difficilement à ne pas penser, en laissant vivre son corps. Il ne vit souvent qu’avec sa tête, pendant que tous ses sens reposent dans un sommeil profond, bien qu’il marche, parle, manger et rie.
Les pensées qui sont le fruit du penser, le retiennent prisonnier. Il a une sorte d’ivresse de ses propres pensées. Quand le soleil brille, il pense aussitôt : "Comme il fait beau maintenant !" Et il ne s’arrête pas de penser : "Qu’il fait beau maintenant !" C’est faux. Fondamentalement faux. Fou. Parce qu’il vaut mieux ne pas penser du tout quand le soleil brille.
Un Samoan intelligent étend ses membres sous la chaude lumière et ne pense à rien. Il ne prend pas seulement le soleil avec sa tête, mais aussi avec les mains, les pieds, les cuisses, le ventre et tous les membres. Il laisse sa peau et ses membres penser pour lui. Et ils pensent certainement aussi, même si c’est d’une autre façon que la tête. Mais pour le Papalagui l’habitude de penser est souvent sur le chemin comme un gros bloc de lave dont il ne peut se débarrasser. Il pense à des choses gaies, mais n’en rit pas, à des choses tristes, mais n’en pleure pas... C’est un homme dont les sens vivent en conflit avec l’esprit, un homme divisé en deux parties.
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Le Papalagui, Présence Image Editions, Pocket
Erich Scheurmann
Traduit en 2001 par Dominique Roudière
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Livre offert par Jean-Claude Guyard

samedi 17 janvier 2009

Hommage à Emile Joulain

Dans tout l'village, à la ronde,
Ceuss's qu'ont voéyagé l'diront,
En ville i's mont'raient sûs l'monde
Sans s'ment leû dir' : "Gar' toé don' !"
Nous, on n'a guér' d'instruction,
On n'la fait point "à la pose",
Mais enter' nous, nom de nom !
On s'cause !
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En vill', c'est le gran' vitesse ;
I's cour'nt, comme des ératés ;
C'est î' point ein' politesse,
En passant, de s'guémenter
"C'mment qu'ça va, c'te p'tit' santé ?"
Qu'on dit, en fésant ein' pause.
L'aut' répond : "Pas mal ! Et té ?"
On s'cause !
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On s'assît sûs la bérouette,
Quand on r'vient d'qu'rî la pansion ;
D'aut's pass'nt... "Faut fair' la causette ?"
"Mais oui, faut ben !" qu'on répond.
On parl' du vieau, du cochon,
Du pér' Machin, d'la mér' Chose ;
On est tranquille... î fait bon...
On s'cause !
...
Ein' bonn' farc', quand on s'achale,
C'est d'brailler au gars, juché
Tout en l'fin bout' d'ein' échalle :
"L'temps va-t-î point s'débaucher ?"
Et si l'benêt qu'est cruché
I' vous d'mand' bêt'ment : "A cause ?"
"Dam', les dindons sont parchés !"
On s'cause !
...
Tout d'un coup, v'là qu'des voéx montent :
Des commér's, ben entendu !
A tû tét', é's s'en racontent,
A seul' fin qu'y'ait ren d'pardu ;
Chaqueine a bentoût son dû :
"Ren du tout !" - "Toé, pas grand'chose !"
Poings sûs les hanch's, bec tendu,
On s'cause !
.
Les homm's, sans m'ner tant d'tapage,
N'val'nt guér' mieux, quéqu'foés mêm' moins ;
Comben qu'y'en a, dans l'village,
Qui dis'nt : "Un Tel ? on s'caus' point !"
Pis, l'ein d'l'aut' on a besoin ;
On se r'met ben, ça s'arrose ;
D'vant ein' "fillette", au "Bon Coin ",
On s'cause !
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Y'a aussit' pûs d'un ménage,
Ben souvent à propos d'ren,
Où qu'au bout' d'ein' cris' de rage,
On n'se caus' pûs, c'est la fin !
L'sang rassis, on voudrait ben
Er'venî, mais parsonn' n'ose...
Pis, comm' on s'trouv' l'air point fin,
On s'cause !
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Vaut-î' pas ben mieux s'entend'e,
Mêm' si on n'a point l'mêm' nom ?
Ça s'ra-t-î' pas mieux, j'vous d'mande,
L'jour où qu'les homm's s'entendront ?
Où, qu'tous ensem'e, î's diront :
"J'sarvons tertous la mêm' cause ;
sans mitrailleus's, ni canon,
On s'cause !"
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Emile Joulain
Rimiaux d'icitt', Rimiaux d'l'aut' bord
Septembre 1942
(Ce qu'Emile Joulain a écrit en septembre 1942 est encore de grande actualité...)
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Emile Joulain (L'gâs Mile, 1900 - 1989), poète patoisant angevin, fut très renommé dans mon Anjou natal. Voici un petit passage de son célèbre poème sur les "Fill's d'la Loére"
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Et j'irions nous perdr' ein soér comm' la Loére
Dret en la grand' bouére par ein ch'min d'lumière
Qui n'srait pûs d'argent mais du roug' varmeill' du soulé couchant,
Ein ch'min d'paradis couleur d'mon sang
Pour qu'j'sois moins trisse en mon heur' darnière
Et qu'par eine bell' nuit j'm'endorm' en rêvant
Des fill's d'la Loére.
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Emile Joulain a beaucoup œuvré pour le folklore et les traditions de cette si belle région de France. Je suis allé plusieurs fois l'écouter sur scène et j'en garde un souvenir ému. Cela me fait très plaisir de lui rendre hommage dans ce blog.

lundi 12 janvier 2009

Ce peu de bruits

"Rien n'est prêt..." : mots sauvés d'un vague sommeil, mais dont je sais qu'ils voulaient dire qu'on n'avait pas pensé à préparer ses bagages, qu'on continuait à avancer sans regarder devant soi, qu'on se payait de mots -- comme ceux-ci.
Mais avec ça, quoi préparer ? Ou bien on va commencer à rôder, à trébucher dans l'irréel avec, de loin en loin, le secours d'incertains repères sauvés par la mémoire, et ce ne sera plus de toute façon qu'une histoire d'ombre entre des ombres ; ou bien, si l'on voit assez clair...
Je me suis interrompu sur ces mots, comme le cheval qui bronche devant l'obstacle, et recule. Puis, à tâtons, en plein désarroi, j'ai pensé de nouveau que, probablement, la plus haute musique, la plus fervente prière, arrivés là, dans la lumière glacée de la condamnation sans appel, nous rejoindraient moins sûrement que le mouvement presque silencieux du coeur, de ce que l'on appelle le coeur ; que ce serait la meilleure, humble et presque invisible, la presque seule obole ; même si elle ne nous ferait plus passer nulle part, puisque là cesserait toute direction.

Philippe Jaccottet - Ce peu de bruits - NRF

samedi 10 janvier 2009

Le murmure des dunes

Ni palpable ni quantifiable, ce qui nous attire dans le désert dépasse le simple paysage... Qu'il soit grandiose ou banal, le panorama cache les trésors qui nous poussent sans cesse à revenir, à revivre les instants, même furtifs, qui y ont été vécus. La magie du Sahara ensorcelle d'autant plus profondément qu'elle ne s'offre pas d'emblée. Le monde occidental est si clôturé qu'il réserve peu d'émotions naturelles. L'espace s'y résume au coin de la rue tandis que les bergers, à grandes enjambées, foulent l'écorce de la planète. Nous entrons dans la carrière qui nous mènera à la retraite, puis à la mort, sans surprise, sans échappatoire possible. Alors nous envions ces saltimbanques bibliques qui courent la brousse à la poursuite des nuages. Avec le sentiment qu'ils représentent la liberté, à jamais perdue et crainte à la fois. Car cette folle autonomie, combien d'entre nous la choisiront ?

Jean-Pierre Valentin, Le murmure des dunes.
Livre offert par Fanny, janvier 2009.

Du bon usage des crises

Du bon usage des crises... J'ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Et le pire... c'est bel et bien d'avoir traversé la vie sans naufrages, d'être resté à la surface des choses, d'avoir dansé au bal des ombres, d'avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n'avoir jamais été précipité dans une autre dimension. Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu'on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n'en a pas à portée de la main, pour entrer dans l'autre dimension. Dans notre société, toute l'ambition, toute la concentration est de nous détourner, de détourner notre attention de tout ce qui est important. Un système de fils barbelés, d'interdits pour ne pas avoir accès à notre profondeur.
C'est une immense conspiration, la plus gigantesque conspiration d'une civilisation contre l'âme, contre l'esprit. Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n'y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l'arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être.

Christiane Singer, Du bon usage des crises.
Livre offert par Lydie pour mon anniversaire d'août 2008 (juste avant mon AVC !)