jeudi 28 avril 2011

Les deux Cités

La Vie m'enleva sur ses ailes et me transporta au sommet du mont Jeunesse. Puis elle me fit signe de regarder derrière moi. Je me retournai et je vis une cité étrange, d'où s'élevait une fumée sombre aux multiples couleurs qui se mouvaient lentement tels des fantômes. Un mince nuage dissimulait presque entièrement la cité à mon regard.
Après un instant de silence, je m'exclamai: "Vie, qu'est-ce là ce que je vois?"
Et la Vie répondit: "C'est la Cité du Passé. Contemple-la et médite."
J'observai ce spectacle merveilleux et j'aperçus maints objets et monuments: les salles construites pour l'Action, dressées tels des géants sous les ailes du Sommeil; les temples de la Parole autour desquels planaient des esprits qui hurlaient de désespoir et chantaient des chants d'espoir. Je vis les églises bâties par la Foi et détruites par le Doute. Je distinguai les minarets de la Pensée, leurs flèches dressées telles les mains tendues des mendiants; je vis les avenues du Désir d'étirer comme des rivières dans les vallées; les entrepôts de secrets gardés par les sentinelles de la Dissimulation et pillés par les voleurs de la Révélation; les tours de la Puissance érigées par le Courage et démolies par la Peur; les temples des Rêves, embellis par le Sommeil et anéantis par la Vigilance; les petites cahutes habitées par la Fragilité; les mosquées de la Solitude et de l'Abnégation; les instituts d'enseignement illuminés par l'Intelligence et enténébrés par l'Ignorance; les tavernes de l'Amour, où les amants s'enivraient et où le Néant se moquait d'eux; les théâtres sur la scène desquels la Vie jouait son rôle et où la Mort parachevait les tragédies de la Vie.
Telle est la Cité du Passé -en apparence lointaine mais en réalité proche-, visible, bien qu'à peine, entre les nuages sombres.
Puis la Vie me fit signe et dit: "Suis-moi. Nous nous sommes trop longtemps attardés." Je demandai: "Vie, où allons-nous?"
Et la Vie répondit: "Dans la Cité du Futur."
Alors je dis: "Vie, aie pitié de moi. je suis las, mes pieds sont meurtris et mes forces m'ont quitté."
Mais la Vie rétorqua: "Continue d'avancer, mon ami. S'attarder n'est que lâcheté. Rester à tout jamais à contempler la Cité du Passé n'est que Déraison. Vois, la Cité du Futur te fait signe..."

Khalil Gibran
La voix de l'éternelle sagesse
Traduction de Pascale Haas

mercredi 6 avril 2011

La bande-son d'un livre

Tout livre bien né devrait être un exercice rythmique; l'auteur le sent en le murmurant, ce qui revient à lui faire subir une lecture silencieuse; il arrive parfois qu'il en capte la musique intérieure; il lui en faut moins alors pour croire que la grâce lui est tombée dessus. Job est aussi le patron des musiciens et des ménestrels...
On ignore l'intonation originelle du Livre de Job. Question de souffle et de respiration, la poésie est une affaire pneumatique. Difficile d'entendre un poème dans ces conditions et de capter son énergie secrète sans l'avoir dans le creux de l'oreille. Qui saura jamais dire la couleur musicale des silences de Job?
Chaque livre a sa bande originale. Une bande-son. La musique dans le livre et la musique du livre. Elles sont plus secrètes que les musiques du film car elles ne s'affichent pas; on les chercherait en vain dans les rayons des disquaires; les radios ne les diffusent pas.

Pierre Assouline
Vies de Job
Éditions NRF

Livre dense, riche et presque pathétique d'un biographe cerné par son personnage et qui, après tant de recherches, de rencontres, de voyages (dans le temps et l'espace), de découvertes, de télescopages, se pose encore beaucoup de questions, comme tout lecteur exégète de la Bible.