mercredi 2 mars 2011

Des hommes et des animaux

Il nous est arrivé quelque chose d'étrange : tous nos sentiments et nos idées ont changé. Nous voyons en la mort le bref, rapide dernier instant, un sauveur, un libérateur venant briser nos chaînes. Les bêtes de la forêt me sont devenues si chères, me semblent si aimables, que cela me fait mal au cœur d'entendre comparer les criminels régnant aujourd'hui sur l'Europe à des animaux. Il n'est pas vrai que Hitler ait quelque chose de bestial. Il est, j'en suis profondément convaincu, un produit typique de l'humanité moderne. C'est l'humanité dans son ensemble qui l'a engendré et élevé et il exprime ouvertement, sans détour, ses désirs les plus intimes et les plus secrets.
Une nuit, dans une forêt où je me cachais, j'ai rencontré un chien, un chien malade, affamé, peut-être aussi fou, avec sa queue entre les jambes. Nous avons immédiatement senti tous deux la ressemblance entre nos conditions, car celle des chiens n'est nullement meilleure que la nôtre. Il s'est blotti contre moi, a enfoui sa tête dans mon giron et m'a léché les mains. Je crois n'avoir jamais pleuré comme cette nuit-là; je l'ai pris dans mes bras et j'ai sangloté comme un enfant. Si je déclare qu'en ce temps-là j'enviais les bêtes, personne ne s'en étonnera. Mais ce que j'éprouvais à cet instant, c'était plus que de l'envie, c'était de la honte. J'avais honte devant ce chien d'être non un chien mais un homme. Voilà donc à quoi nous en sommes arrivés: à penser que la vie est un malheur, la mort une délivrance, l'être humain un fléau, l'animal un idéal, le jour une horreur, la nuit une rémission.

Extrait de Yossel Rakover s'adresse à Dieu, de Zvi Kolitz, traduit de l'allemand par Léa Marcou.

Ce court texte (23 pages), absolument magnifique, intense, lumineux et dépouillé, donc essentiel, a été publié en septembre 1946 par une revue yiddish de Buenos Aires. Il se présente comme l'ultime message d'un combattant du ghetto de Varsovie, qui sait bien qu'il va mourir après avoir tout perdu, ses biens, sa femme et ses six enfants.
Très vite, l'intense apostrophe de Yossel Rakover qui, tel un nouveau Job, appelle Dieu à la barre, va devenir un symbole, le dernier testament de la révolte contre l'injustice. (4ème de couverture)

Le texte a vite échappé à son auteur. Il a fallu toute la patience et l'obstination d'un journaliste allemand, Paul Budde, pour retrouver l'auteur et reconstituer un invraisemblable puzzle. Cette véritable aventure suit le texte Yossel Rakover... dans le livre de Zvi Kolitz.

J'ai découvert ce texte (ce livre) grâce au livre Vies de Job, de Pierre Assouline, que je suis en train de lire et dont je parlerai peut-être prochainement.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire