J'ai lu avec grand plaisir Le livre de ma mère d'Albert Cohen. Beaucoup disent qu'il s'agit là d'un livre bouleversant, émouvant, déchirant... C'est exact. Je dois cependant dire que son côté obsessionnel m'a parfois pesé sur l'estomac et pourtant mon frère et moi - mais moi pas tout-à-fait comme Marc - nous sommes concernés par le même souvenir d'une mère.
Je ne veux pas qu'elle soit morte. Je veux un espoir... Qui me donnera la croyance en une merveilleuse vie où je retrouverai ma mère ? Frères, ô mes frères humains, forcez-moi à croire en une vie éternelle, mais apportez-moi de bonnes raisons et non de ces petites blagues qui me donnent la nausée tandis que, honteux de vos yeux convaincus, je réponds oui, oui, d'un air aimable. Ce ciel où je veux revoir ma mère, je veux qu'il soit vrai et non une invention de mon malheur.
Mais ce n'est pas pour une mère - aussi présente soit-elle - que je veux parler de ce livre.
Pendant plusieurs semaines, je me suis gavé de poésie, en recherchant certes des passages qui s'adressaient à une personne bien précise mais en vivant aussi une véritable jouissance intellectuelle favorisant entre autres l'envie d'écrire moi aussi. Certes, je me suis, en ce qui concerne les poètes modernes, obstiné comme une mouche contre une vitre sur de longs passages abscons (voir mon message L'évidence poétique du 28 mai 2009) et je me suis parfois demandé si tel poète ne racontait pas en somme n'importe quoi pour faire joli ou pour tromper son lecteur. Mais je ne me suis pas déchaîné contre les poètes comme Albert Cohen.
Les poètes qui ont chanté la noble et enrichissante douleur ne l'ont jamais connue, âmes tièdes et petits cœurs, ne l'ont jamais connue, malgré qu'ils aillent à la ligne et qu'ils créent génialement des blancs saupoudrés de mots, petits feignants, impuissants qui font de nécessité vertu. Ils ont des sentiments courts et c'est pour ça qu'ils vont à la ligne. Faiseurs de chichis, prétentieux nains juchés sur de hauts talons et agitant le hochet de leurs rimes, si embêtants, faisant un sort à chaque mot excrété, si fiers d'avoir des tourments d'adjectifs, tout ravis dès qu'ils ont écrit quatorze lignes, vomissant devant leur table quelques mots où ils voient mille merveilles et qu'ils suçotent et vous forcent à suçoter avec eux, avisant les populations de leurs rares mots sortis, rembourrant de culot leurs maigres épaules, rusés managers de leur génie constipé, tout persuadés de l'importance de leur pouahsie. La douleur qui rabâche et qui transpire, la bouche entrouverte, ils n'en chanteraient pas la beauté s'ils l'avaient connue, et ils ne nous diraient pas que rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur, ces petits bourgeois qui n'ont rien acheté à prix de sang. Je la connais, la douleur, et je sais qu'elle n'est ni noble ni enrichissante mais qu'elle te ratatine et réduit comme tête bouillie et rapetissée de guerrier péruvien, et je sais que les poètes qui souffrent tout en cherchant des rimes et qui chantent l'honneur de souffrir, distingués nabots sur leurs échasses, n'ont jamais connu la douleur qui fait de toi un homme qui fut.
Autant dire que je suis loin de partager les mots d'Albert Cohen, mais a-t-il toujours faux ?
Est-il possible d'interprêter le texte d'Albert Cohen hors de son propre cadre de références? Hors de son expérience? Cesser de se projeter dans ses mots pour s'élever à un niveau plus noble où l'on s'affranchit de ses considérations personnelles?
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