Je quitte ce livre de Claude Lanzmann étrangement émerveillé et épuisé par tant de souvenirs, tant de vies de l'auteur (Résistant, philosophe, journaliste, cinéaste, compagnon de Simone de Beauvoir, etc.), tant d'engagement (Directeur de la revue Les Temps Modernes, entre autres). Épuisé, ai-je dit, par des paragraphes longs et même étouffants qui succèdent à des paragraphes épais, denses, lourds, comme des vagues impétueuses d'une mer qui n'en finit pas d'être déchainée. Je me suis à quelques reprises surpris à chercher à simplifier ces puissants paragraphes et puis, rien, pas une phrase, pas un mot à supprimer sans risquer de dénaturer une telle richesse. Ce n'est pas étonnant que son film culte, Shoah, dure 9 heures 30 et qu'il ait fallu 15 ans à l'auteur pour le réaliser. Bref, Le lièvre de Patagonie est un livre peut-être victime d'overdose mais j'en suis ressorti ébloui.
Je ne vais pas, je ne peux pas, extraire un passage plus qu'un autre, je me contente du dernier paragraphe qui explique, à la 757ème et dernière page, le titre du livre et ce, dans le style habituel de l'auteur.
Avec la peine capitale, l'incarnation - mais y a-t-il contradiction? - aura été la grande affaire de ma vie. Même si je sais voir, même si je suis doué d'une rare mémoire visuelle, le spectacle du monde ou le monde comme spectacle renvoie toujours pour moi à une dissociation appauvrissante, à une séparation abstraite qui interdisent l'étonnement, l'enthousiasme, déréalisent à la fois l'objet et le sujet. A vingt ans, je l'ai dit dans ce livre, Milan n'est devenue vraie que lorsque, traversant la piazza del Duomo, je me suis mis à réciter pour moi-même à voix haute les premières lignes de la Chartreuse de Parme. C'est un exemple parmi des milliers. Il y a eu, à Treblinka, l'ébranlement hallucinant, aux conséquences sans fin, déclenché par la rencontre d'un nom et d'un lieu, la découverte d'un nom maudit sur les panneaux ordinaires des routes et de la gare, comme si rien, là-bas, ne s'était passé... Les lièvres, j'y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d'extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l'homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l'animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d'El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l'évidence que j'étais en Patagonie, qu'à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C'est cela, l'incarnation. J'avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d'une joie sauvage, comme à vingt ans.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire