mardi 13 avril 2010

Les rillettes de Proust

Dans la ferme de mon enfance, il fallait d'abord tuer le cochon. Avec mes deux frères, nous en avions une peur panique parce que ça faisait vraiment beaucoup de bruit un cochon qu'on saignait pour récolter le sang (et donc faire du boudin). Nous courions nous réfugier dans la cave auprès de la baratte. Mais une fois le calme revenu, c'était la fête. Les côtes et les grillades, les filets mignons, les saucisses, les jambonneaux alignés sur la table par le charcutier venu donner un coup de main, nous en salivions, mais pour moi, le plus chouette restait à venir. Il fallait attendre le soir pour que dans le grand chaudron placé au-dessus du feu de cheminée cuisent lentement les rillettes, mes rillettes à moi... J'avais à peine le droit de saisir la très grande cuillère en bois pour remuer les rillettes fumantes, car mon poignet était trop fragile pour opérer délicatement. J'étais au comble du bonheur quand je tenais la cuillère avec Mamani ou Maurice, le garçon de ferme. La cuisson terminée, c'était ensuite le moment de remplir de grands bocaux qu'on fermait et qu'on alignait sur une étagère... et il fallait bien entendu attendre qu'elles refroidissent... mais dès que cela était possible, hmmm!
Je coupais une grande tartine dans une des miches de pain cuites par Mamani, je plongeais une cuillère à soupe dans un bocal de rillettes et je plaçais une petite motte de ma gourmandise sur un bord de la tartine. Avec un couteau, je découpais alors un peu de la motte de rillettes que je portais sur le bord opposé de la tartine et je découpais alors la bouchée de pain sur laquelle j'avais placé mes rillettes... Hmmm, j'ai dit, hmmm, je le redis.
J'ai toujours pensé - et fait savoir à qui voulait l'entendre - que les rillettes de mon enfance étaient ma madeleine à moi...

Et voilà que je découvre un petit livre intitulé Les rillettes de Proust, écrit par Thierry Maugenest. Un délice. J'en livre la quatrième de couverture. Vous êtes passionné par la littérature? Vous rêvez d'embrasser la carrière d'auteur? Vous envisagez d'écrire le prochain chef-d'œuvre des lettres françaises? Vous comptez devenir académicien ou recevoir le prix Nobel? Ce petit livre est fait pour vous! Les cinquante fiches-conseils que vous trouverez dans les pages qui suivent, abondamment illustrées de textes connus ou inédits, vous permettront à votre tour d'obtenir le label GRANTÉCRIVAIN.
Les rillettes correspondent à la fiche L'envie des mets, où l'auteur se livre à un grand numéro de pastiche de Proust. Cela commence par : Comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais chaud, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un bock de bière. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher une de ces charcuteries onctueuses et charnues appelée Rillettes du Mans. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres le verre de bière où j'avais laissé s'amollir une tartine de rillettes. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du pâté toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi...

Et je reviens sur mon dernier message. Une autre fiche, intitulée Les synonymes similaires, conseille au lecteur

de ne pas écrire

Les jérémiades oblongues
Des crincrins
De l'arrière-saison
Contusionnent mon muscle cardiaque
D'un stress
Uniforme.

Tout asphyxié
Et incolore, lorsque
Tintent soixante minutes,

Je me remémore
La vielle époque
Et je geins ;

Et je circule
A la rafale exécrable
Qui me traîne
A droite, à gauche
Conformément à la
Ramée desséchée.

mais d'écrire

Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon cœur
D'une langueur
Monotone.

Tout suffocant
Et blême, quand
Sonne l'heure,

Je me souviens
Des jours anciens
Et je pleure ;

Et je m'en vais
Au vent mauvais
Qui m'emporte
Deçà, delà,
Pareil à la
Feuille morte.

Mais vous aviez naturellement identifié la Chanson d'automne, de Paul Verlaine.

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