En langage samoan, le "Papalagui" désigne le Blanc, l'étranger, littéralement : le pourfendeur de ciel. Le premier missionnaire blanc qui débarqua à Samoa arriva sur un voilier. Les aborigènes prirent de loin les voiles blanches pour un trou dans le ciel, à travers lequel le Blanc venait à eux. Il traversait le ciel.
Le livre Le Papalagui rapporte les paroles (sous forme de onze causeries) de Touiavii, chef de la tribu de Tiavéa dans les îles Samoa. Touiavii était allé au début des années 1900 découvrir l'Europe, dont il avait entendu parler par les Frères Maristes. Revenu avec la conviction que toutes les acquisitions culturelles européennes étaient de la folie, une impasse, il le disait avec le ton de la mélancolie, témoignant que son ardeur missionnaire prenait sa source dans l'amour humain, non dans la haine.
Les propos de Touiavii ont été rapportés en 1920 par Erich Scheurmann.
Même avec le recul du temps, ces propos sont une excellente remise en cause de notre façon de penser et d'agir, de nos certitudes et de ce que nous croyons être nos vérités.
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Quand le mot esprit vient dans la bouche du Papalagui, ses yeux s’agrandissent, s’arrondissent et deviennent fixes, il soulève sa poitrine, respire profondément et se dresse comme un guerrier qui a battu son ennemi, car l’esprit est quelque chose dont il est particulièrement fier. Il n’est pas question là du grand et puissant Esprit que le missionnaire appelle Dieu, et dont nous ne sommes qu’une image chétive, mais du petit esprit qui est au service de l’homme et produit ses pensées.
Quand d’ici je regarde le manguier derrière l’église de la mission, ce n’est pas de l’esprit, parce que je ne fais que regarder. Mais dès que je me rends compte que le manguier dépasse l’église, c’est de l’esprit. Donc il ne faut pas seulement regarder, mais aussi réfléchir sur ce que l’on voit. Ce savoir, le Papalagui l’applique du lever au coucher du soleil. Son esprit est toujours comme un tube à feu chargé ou comme une canne à pêche prête au lancer. Il a de la compassion pour nous, peuple des nombreuses îles, qui ne pratiquons pas ce savoir-réfléchir-sur-tout. D’après lui, nous serions pauvres d’esprit et bêtes comme les animaux des contrées désertiques.
C’est vrai que nous exerçons peu le savoir que le Papalagui nomme penser. Mais la question se pose si est bête celui que ne pense pas beaucoup, ou celui qui pense beaucoup trop...
C’est bon et joyeux, et peut même présenter un intérêt insoupçonné pour celui qui aime ce jeu dans sa tête. Cependant, le Papalagui pense tant que penser lui est devenu une habitude, une nécessité et même une obligation. Il faut qu’il pense sans arrêt. Il parvient difficilement à ne pas penser, en laissant vivre son corps. Il ne vit souvent qu’avec sa tête, pendant que tous ses sens reposent dans un sommeil profond, bien qu’il marche, parle, manger et rie.
Les pensées qui sont le fruit du penser, le retiennent prisonnier. Il a une sorte d’ivresse de ses propres pensées. Quand le soleil brille, il pense aussitôt : "Comme il fait beau maintenant !" Et il ne s’arrête pas de penser : "Qu’il fait beau maintenant !" C’est faux. Fondamentalement faux. Fou. Parce qu’il vaut mieux ne pas penser du tout quand le soleil brille.
Un Samoan intelligent étend ses membres sous la chaude lumière et ne pense à rien. Il ne prend pas seulement le soleil avec sa tête, mais aussi avec les mains, les pieds, les cuisses, le ventre et tous les membres. Il laisse sa peau et ses membres penser pour lui. Et ils pensent certainement aussi, même si c’est d’une autre façon que la tête. Mais pour le Papalagui l’habitude de penser est souvent sur le chemin comme un gros bloc de lave dont il ne peut se débarrasser. Il pense à des choses gaies, mais n’en rit pas, à des choses tristes, mais n’en pleure pas... C’est un homme dont les sens vivent en conflit avec l’esprit, un homme divisé en deux parties.
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Le Papalagui, Présence Image Editions, Pocket
Erich Scheurmann
Traduit en 2001 par Dominique Roudière
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Livre offert par Jean-Claude Guyard
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